L'armée perdue
l’Orient, avait compris ce qui lui avait échappé ou, probablement, ce qu’il n’avait pas voulu comprendre.
Je le laissais dormir dans la tiédeur du brasero, sur la toison de bélier qui lui rappelait d’antiques légendes, mais j’étais déterminée à ajouter le dernier abacule à la mosaïque que je recomposais, et il fallait que quelqu’un m’apporte de l’aide. Pas Mélissa, qui ne disposait pas des informations que je cherchais. Non, un officier ou un soldat.
Nicarque d’Arcadie ! L’homme que les Perses avaient éventré le soir où nos généraux avaient été capturés par traîtrise. Je l’avais assisté, j’avais contribué à l’arracher à la mort : il ne me refuserait pas son aide !
Le lendemain, quand le ciel s’éclaircit, les rives du fleuve apparurent et l’on distingua la croûte de glace qui le recouvrait. Mais la panique régnait dans le campement. Une fois encore, l’intransigeance de Sophos s’imposa, à mes yeux d’autant plus suspecte que Xéno semblait avoir perdu, tout au moins en partie, son assurance. Le bruit courait que les hauts officiers s’étaient violemment heurtés au général en chef pendant la réunion de l’état-major, et que ce dernier avait mis fin à la discussion en menaçant de continuer de son côté avec ceux qui voulaient le suivre.
Il était évident qu’une telle solution eût été un désastre, que le tronçon de l’armée laissé à la dérive eût été aussitôt anéanti et que l’autre l’aurait été ensuite. Sophos déclara que, une fois la glace fondue, la route serait aplanie. Avec une de ses phrases proverbiales, il ajouta que les dieux aident toujours ceux qui vont vers le bas. Le pire serait donc bientôt dernière nous. Je jugeai ces propos particulièrement inquiétants.
Nous longeâmes encore le fleuve pendant deux jours. Le soir du second jour, nous traversâmes une gorge très étroite qui se faufilait entre deux parois rocheuses, et installâmes le campement de l’autre côté, sur un terrain presque plat.
Il était difficile, voire impossible, de retrouver un homme parmi les milliers de soldats qui cheminaient en colonne sur une distance d’une demi-parasange. Mais je savais reconnaître le campement des Arcadiens. Après avoir posé quelques questions, je parvins à dénicher Nicarque.
« Comment va ton ventre ? lui demandai-je avant même qu’il m’eût reconnue.
— C’est toi ? Il va bien. Quelques élancements de temps en temps et une certaine gêne quand il est vide et doit se contenter de neige. Mais, comme on dit, ça pourrait être pire.
— Il faut que je te parle.
— J’espérais que tu me proposerais autre chose.
— Si Xéno t’entend, il te transpercera d’un coup d’épée, non sans t’avoir auparavant coupé les couilles.
— Je suis tout ouïe, répondit-il avec un grand sourire.
— Parle-moi de la grande guerre.
— La grande guerre ? Pourquoi ?
— Comme ça. Réponds-moi, un point c’est tout. »
Nicarque me regarda à la dérobée, surpris par ma question, puis il déclara : « Je n’y ai pas pris part, j’étais trop jeune. »
Bien sûr ! Comment n’y avais-je pas pensé ?
« Mais notre chef de bataillon ne cesse de nous farcir la tête avec le récit de ses exploits. La grande guerre a duré trente ans, jeune fille, et personne ne pourrait te la raconter en détail, à l’exception peut-être de… Mais pourquoi ne questionnes-tu pas ton Xéno, l’écrivain ? Il est bien plus instruit que moi !
— Il a des occupations plus importantes et il consacre le peu de temps libre dont il dispose à écrire.
— Cela me paraît juste.
— C’est la dernière période qui m’intéresse. Que s’est-il passé avant que commence cette aventure ?
— Eh bien, les Athéniens ont perdu, les Spartiates ont gagné.
— Mais ne s’étaient-ils pas battus dans le même camp à l’époque des Portes ardentes ?
— De la vieille histoire. Ils se disputaient maintenant l’amitié des Perses. Bizarre, n’est-ce pas ?
— Et dans quel camp étaient les Perses ?
— Dans le camp de Sparte.
— Je ne peux pas y croire.
— C’est pourtant la vérité. Les Spartiates ne l’auraient pas emporté sur mer contre Athènes s’ils n’avaient pas bénéficié de l’argent des Perses. Et les Perses le leur versaient car ils voulaient détruire la flotte athénienne, leur cauchemar.
— Qui les payait ?
— Le prince Cyrus. C’est
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