L'armée perdue
humeur et dissipa l’atmosphère de découragement et de soupçon qui régnait dans le campement. Le général en chef était très sûr de lui, ce qui parut à tous de bon augure.
Je me demandais ce qui se passerait si je ne dénichais aucune preuve, pis, si l’on me surprenait en train de fouiller les bagages de Sophos ? Xéno me défendrait-il ou m’abandonnerait-il à mon destin ? Et Mélissa ? M’aiderait-elle ?
Je songeai à Lystra et à son enfant, en espérant qu’ils m’écouteraient et me prêteraient main-forte. J’imaginais le petit à la peau ridée de vieillard, jouant dans la prairie infinie de l’au-delà, parmi les fleurs stériles d’asphodèles. Je m’étais habituée à l’au-delà des Grecs, encore plus mélancolique que le nôtre.
Je déambulais à la limite du campement, serrant contre moi les pans de mon manteau afin de me protéger contre l’air mordant de la nuit, quand je me heurtai à une figure inquiétante.
Un homme vêtu d’une cape grise me tournait le dos, la tête enfoncée dans les épaules. Il avait laissé derrière lui une série d’empreintes profondes et noires.
Je m’approchai et interrogeai avec un courage qui me surprit : « Qui es-tu ? »
Il pivota. J’eus un coup au cœur : il tenait un animal éventré, un lièvre ou un lapin, dont il dévorait le foie en se souillant le visage de sang.
Je reconnus à grand-peine un des devins que j’avais vus célébrer des rites propitiatoires dans les moments cruciaux.
« Que fais-tu ? », bredouillai-je.
L’homme me répondit d’un sombre gargouillement : « J’ai sacrifié cet animal à la divinité de la nuit… Et j’ai observé son foie pour connaître le verdict…
— Eh bien ?
— Il faut que je le dévore pour que toute la vérité se révèle à moi.
— Quelle vérité ? »
Le visage du voyant se contracta en un rictus.
« La mort… la mort qui nous a été destinée. »
25
Si mon enquête se rapprochait de l’objectif, l’étape qui m’apporterait la preuve décisive semblait s’éloigner de plus en plus.
Le lendemain de notre arrivée, le soleil brillait, révélant, sous la couche de neige, la trace du fleuve qui coulait d’un bout à l’autre d’une plaine circulaire, un bassin entouré d’une crête montueuse. Au fond, du côté opposé à celui d’où nous étions venus, s’ouvrait un autre passage d’où il s’échappait probablement pour continuer son cours vers une mer inconnue.
Sophos ne s’était donc pas trompé, et Xéno avait repris confiance en son hypothèse. Le reste de l’armée suivait. Persévérance, courage, énergie et discipline s’imposaient encore. L’hiver prendrait fin et la terre se libérerait bientôt de l’étau glacé.
Mais cette terre inconnue paraissait aussi infinie : on entrevoyait au lointain une chaîne de montagnes plus élevée qui barrait l’horizon.
D’autres compagnons étaient tombés le long du sentier, éclaircissant davantage nos rangs, d’autres filles comme Lystra, que je n’oubliais pas, étaient mortes de fatigue et de froid. La vue de ces monts lointains plongea Xéno dans la consternation et me conforta dans le désir de mettre fin à l’incertitude de notre destin. Si je trouvais une preuve dans la tente de Sophos, je persuaderais Xéno, qui jouissait maintenant d’une grande considération parmi les soldats, de convoquer une assemblée et de rebrousser chemin. Sophos lui-même ne pourrait s’opposer à une décision de l’armée.
Ce soir-là, je tombai nez à nez avec Mélissa. Assise sur le timon d’une charrue, la tête entre les mains, elle pleurait.
« Que se passe-t-il ? » interrogeai-je.
Elle leva la tête et je vis sur ses traits parfaits les marques de la fatigue et de l’insomnie.
« Je n’en peux plus. Je n’arrive pas à m’attacher Cléanor, car nous n’avons jamais un moment de tranquillité. Les tensions incessantes l’exaspèrent. Je suis censée ranger sa tente, préparer les repas et m’occuper de lui. La fatigue efface tout le reste. J’ai peur qu’il lui vienne l’idée de me renvoyer, de m’échanger contre un mulet ou un sac d’orge. Alors il faudra que les dieux me prêtent main-forte. »
C’était le bon moment. Les dieux m’aidaient, moi, j’en étais certaine. En m’aidant, ils aideraient aussi Mélissa.
« Mélissa, as-tu compris maintenant que nous allons mourir et qu’il n’y aura de salut pour aucun d’entre nous si nous
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