L'armée perdue
Elle était encore avec Cléanor, et j’en fus heureuse. Je revis aussi Aristonyme de Méthydrion, un des guerriers les plus robustes de toute l’armée. Il m’apostropha aussitôt : « Hé, jeune fille ! Cette fois, l’écrivain nous a vraiment sauvé les fesses. Sans lui, nous aurions tous été empalés. » Xéno eût été satisfait de l’entendre, mais il était trop occupé à inspecter les environs : une terre grasse et fertile, une source d’eau très pure, un isthme qui rattachait au continent une vaste péninsule presque circulaire.
Je savais à quoi il pensait : c’était l’endroit idéal pour fonder une colonie. À mi-chemin entre Héraclée et Byzance, elle aurait un avenir prospère. Quand la lumière faiblit, il réunit un groupe de cavaliers et d’attaquants. Il comptait rebrousser chemin le lendemain afin d’ensevelir nos morts.
J’entendis Timasion de Dardanos lui demander : « Où est le général Cheirisophos ?
— À l’heure qu’il est, il a sans doute atteint Chrysopolis. »
Chrysopolis, comme je le constaterais par la suite, faisait face à Byzance, sur la rive asiatique du détroit.
« À Chrysopolis ? Je ne crois pas, rétorqua Timasion. C’est trop loin. »
Cléanor s’approcha alors. « J’ai entendu dire par un de nos éclaireurs qu’il se trouve près d’ici.
— Ici ? Et où ? interrogea Xéno.
— En bas, répondit Cléanor en indiquant l’ouest. À une trentaine de stades d’ici.
— Et pourquoi ne nous rejoint-il pas ?
— Je l’ignore. » Sur ces mots, Cléanor tourna les talons : ce sujet ne l’intéressait pas, à moins qu’il ne voulût pas s’en mêler.
Xéno ordonna qu’on lui préparât son cheval et partit dans la direction que Cléanor lui avait montrée.
Je demeurai seule au milieu du campement. Mais je fus bientôt saisie d’un désir irrépressible, et ne pus me soustraire à la nécessité d’agir. Il fallait que je sache ce qu’était devenu le général Sophos, où il se trouvait, pourquoi il ne nous avait pas attendus sur la plage de Calpé. Je me sentais liée à son destin : il m’avait sauvé la vie, il nous avait conduits à la mer après avoir tenté de nous égarer dans le néant.
Je gagnai ma tente, passai une tunique de Xéno, m’enveloppai dans une cape et me couvris le visage d’un casque, puis je sautai sur un des chevaux qui étaient attachés à la barrière et me dirigeai vers l’ouest. Je ne savais pas monter à cheval, mais j’avais observé Xéno à de nombreuses reprises ; de plus, l’animal était docile. J’atteignis le campement du général Sophos assez rapidement. J’arrêtai le premier officier que je rencontrai et lui dis : « Je suis l’aide de camp du général Xénophon. Il faut que je lui parle immédiatement.
— Il est dans la tente du général Cheirisophos, répondit-il. La tente foncée, au fond du campement. » À en juger par son regard, il semblait animé par de sombres pensées. Il ajouta : « Le général va très mal. » J’opinai du bonnet, attachai mon cheval et marchai dans la direction que l’homme m’avait indiquée. Ce faisant, j’aperçus à l’ancre un petit navire de guerre de vingt rameurs, la proue tournée vers la plage, un étendard rouge à la poupe. Il portait un signe étrange : deux traits reliés en haut et écartés en bas. On aurait dit un caractère de l’alphabet grec.
Il y avait une sentinelle devant la tente. Je m’approchai et murmurai : « Je suis l’aide de camp du général Xénophon. Je sais qu’il est ici. Je l’attends dehors. J’ai un message à lui remettre. »
L’homme branla du chef.
Je reconnus alors deux voix familières. Je les entendis distinctement car nous étions éloignés du reste du campement.
Celle de Xéno : « Comment est-ce possible ? »
Celle de Sophos, fatiguée : « Je l’ignore. Je ne me sens pas bien depuis plusieurs jours. J’ai pris une médecine à laquelle je suis habitué. En général, elle me fait un effet bénéfique. Mais ce matin, j’ai eu un malaise. »
Je pouvais imaginer son visage moite, ses cheveux collés à son front, sa poitrine soulevée en une respiration laborieuse.
« À qui est le bateau à l’ancre ?
— À Cléandre, l’officier Spartiate qui commande la place de Byzance. C’est lui qui me l’a dépêché.
— Tu as rencontré ses envoyés ? Que veulent-ils ?
— Oui, je les ai vus hier… Ils m’attendaient… Ils
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