L'armée perdue
écrivain ? Mais tu crois vraiment que les rêves se réalisent ? Tu es vraiment convaincu qu’il est possible de fonder une ville indépendante, dans un lieu important, stratégique, où elle pourrait grandir et prospérer, alors que le monde se partage en deux puissances dominantes ? Je crains que tu ne te berces d’illusions. L’époque où une poignée d’hommes guidés par le verdict d’un dieu levait l’ancre à la recherche d’une nouvelle patrie sur des terres sauvages et éloignées, afin d’y vivre libres et dans la prospérité, est révolue. »
Le cœur lourd, Xéno garda le silence. Sophos s’empara de l’épée qu’il avait posée sur la table et jeta sa cape sur son épaule.
« Adieu, écrivain.
— Adieu, général », répondit Xéno, et il écouta sans bouger le bruit de ses chaussures cloutées qui se perdait dans la nuit.
29
Après avoir traité avec les autorités de la ville, les Arcadiens et les Achéens avaient débarqué dans un village de la côte dénommé Calpé, à quelques journées de navigation vers l’ouest.
Le général Sophos s’était acheminé dans cette direction, suivi des deux mille hommes qui lui étaient restés fidèles.
Xéno s’interrogea sur ce qu’il convenait de faire. Sa déception était telle qu’il songea un moment à embarquer séparément pour rentrer en Grèce. Mais deux mille hommes supplémentaires se réunirent autour de notre tente en déclarant qu’ils se considéraient à ses ordres. Ce geste l’émut profondément, d’autant plus qu’il y avait parmi eux Timasion de Dardanos, un des cinq généraux, qui s’offrit aussitôt comme aide de camp. Son rôle de chef était enfin reconnu, et il en assuma aussitôt les responsabilités. Le jour même, il persuada les habitants d’Héraclée de transporter son contingent par mer jusqu’aux confins de leur territoire. L’armée, qui constituait encore quelque temps plus tôt un bloc impénétrable, était maintenant divisée en trois tronçons allant à la dérive. La décision de partir sans tarder visait au moins à rejoindre le groupe le plus important.
Arrivés à destination à la tombée de la nuit, les Arcadiens et les Achéens se dirigèrent sur-le-champ vers l’arrière-pays afin de ne pas être vus et s’abattirent avant l’aube sur un certain nombre de villages, prenant le bétail, saccageant les maisons et capturant un grand nombre d’habitants à vendre comme esclaves.
Ils étaient partis dans l’espoir de revenir immensément riches, et ils ne voulaient pas rentrer les mains vides. C’était la dernière occasion qui s’offrait à eux.
Ils s’étaient divisés en régiments et s’étaient donné rendez-vous sur une colline qui dominait le territoire afin d’y concentrer leur butin et de repartir ensemble. Mais les indigènes réagirent violemment. La fumée des incendies et l’alarme qui s’était répandue de village en village à travers toute la région avaient mobilisé un grand nombre de guerriers à cheval qui attaquèrent les colonnes chargées de leur butin, encombrées par le bétail et les prisonniers, et les criblèrent de flèches, semant le désordre et la mort. Un régiment, écrasé contre un ravin, fut anéanti ; un deuxième, encerclé dans la plaine par des forces supérieures, fut presque totalement détruit ; les autres subirent de graves pertes et parvinrent à grand-peine à se réunir sur la colline où ils passèrent la nuit sans fermer l’œil.
Pendant ce temps, le général Sophos poursuivait sa route le long de la côte en direction de Calpé, bien résolu à se défendre, quoi qu’il arrivât.
Xéno décida de cheminer à l’intérieur des terres. Quand il rencontrait un berger ou un paysan, il demandait avec l’aide de l’interprète si l’on avait entendu parler du passage de troupes. Le soir du second jour de marche, deux vieillards lui rapportèrent qu’une armée étrangère était cernée sur la colline qu’on voyait à une vingtaine de stades de là, assiégée de toutes parts. Xéno interrogea le plus jeune :
« Tu as vu ces guerriers ?
— Bien sûr. Ils ont emprunté hier ce sentier, répondit-il en indiquant une ligne claire qui se détachait sur le vert de la plaine, et je ne crois pas qu’ils verront le soleil se coucher demain. »
Xéno n’eut plus le moindre doute quand il aperçut, au crépuscule, une quantité de feux de camp au pied de la colline. Il rassembla les
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