L'armée perdue
présente, mais je déduisis des récits des soldats et de Xéno lui-même, et peut-être aussi de mon imagination, qu’il se produisit un véritable prodige. Était-ce la vue de leurs camarades mis en pièces et abandonnés aux chiens, la certitude de se trouver dans une situation désespérée, de n’avoir rien à perdre ? Était-ce la stratégie de Xéno ou la récompense que les dieux avaient voulu lui accorder en raison des nombreux animaux qu’il avait immolés en leur honneur ? L’armée sembla envahie par une force surhumaine lorsque Xéno s’écria : « Ce sont eux ! Ce sont eux qui ont massacré vos compagnons ! Ils entendent maintenant vous tailler en pièces ! Montrez-leur ce dont vous êtes capables, ils sont à vous, en avant, jeunes gens ! »
Les guerriers gravirent la pente au pas de course, protégés par leurs boucliers. Lançant le cri de guerre qui avait dispersé l’aile gauche de l’armée impériale aux portes de Babylone, ils balayèrent le moindre obstacle, la moindre résistance, s’enfoncèrent dans l’alignement ennemi comme une épée dans la chair vive, chargèrent tels des taureaux furibonds et massacrèrent tous ceux qu’ils rencontraient, épaule contre épaule, écu contre écu.
Lorsque Timasion déchaîna ses cavaliers, les ennemis étaient en pleine déroute. Ils furent fauchés par centaines.
Je vis les nôtres rentrer, couverts de sueur, de poussière et de sang, marchant au pas cadencé, au son des flûtes, les yeux flamboyant encore sous leurs casques.
Ils chantaient. Et leur chant vibrait, il tonnait dans le bronze qui les revêtait.
La menace d’attaques contre le campement poussa les généraux à se retrancher dans la péninsule en barrant l’isthme au moyen d’un fossé et d’une palissade. On disait que le gouverneur Spartiate de Byzance ne tarderait pas à se présenter avant de tirer l’armée d’embarras, et l’on crut bon de l’attendre à Calpé.
Le temps passait, et le vieux rêve de Xéno se ranima. Il était désormais l’homme de la situation, celui auquel les autres généraux s’adressaient, celui qui dispensait de bons conseils, des solutions pour les problèmes, suggérant la prudence et le courage en même temps. L’endroit se prêtait à merveille à son projet : la péninsule qui s’élargissait dans la mer pourrait abriter une ville qu’il serait aisé de défendre en cas d’attaque ; le port était bien protégé et à l’abri des vents les plus dangereux ; une source, à la base de l’isthme, garantissait le ravitaillement en eau ; tout autour s’étendait une région vaste et fertile de terre rouge et fine.
Le bruit selon lequel on fondait une colonie se répandit bientôt et, quoique Xéno l’eût toujours nié, je pense qu’il l’avait lui-même diffusé, ou tout au moins un membre de son entourage.
Les chefs indigènes se présentèrent afin d’en savoir plus long, d’établir des contacts et d’entamer éventuellement des pourparlers. Les soldats, désormais soupçonneux, en furent fort irrités : ils craignaient qu’on ne les obligeât à se fixer.
L’arrivée de Cléandre à la tête de deux seuls navires fut une déception : ce n’était pas à bord de cette misérable flotte qu’on rentrerait chez soi. La situation s’aggrava quand une querelle éclata entre un des hommes de Cléandre et un de nos soldats, arrêté et traîné vers le campement naval du gouverneur Spartiate. Ce soldat appartenait au régiment d’Agasias, qui le reconnut et qui reconnut aussi celui qui l’emmenait. Il fut pris d’une formidable colère : « C’est toi, maudit traître ! D’où sors-tu, fils de chien ? Comment oses-tu te montrer ici ? Lâche immédiatement ce garçon ! »
Agasias avait reconnu Dexippe, l’homme qui s’était enfui avec un des deux vaisseaux que les habitants de Trapézonte avaient mis à notre disposition. En un éclair, Agasias bondit sur lui et faillit le transpercer de son épée. Effrayé, Dexippe se précipita vers les bateaux, mais Agasias réussit à l’arrêter et, l’ayant étendu au sol, le roua de coups de poing et de pied. Il l’aurait massacré si les Spartiates n’étaient pas descendus de leurs embarcations avec leur commandant, lequel s’écria : « Suffit ! Laisse cet homme tranquille ! »
Mais les soldats d’Agasias avaient dégainé leurs épées afin de prêter main-forte à leur général. Les Spartiates brandirent à leur tour les leurs,
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