L'armée perdue
m’ont questionné… à propos de la bataille et de notre longue marche.
— Qu’ont-ils demandé ? insista Xéno, que cette réponse ne satisfaisait pas.
— Tu le sais très bien. Ils m’ont demandé pourquoi… pourquoi nous sommes ici. »
Un long silence s’ensuivit, brisé par la respiration laborieuse de Sophos.
Sa voix retentit de nouveau : « Je te l’avais dit. Je ne reverrai pas Sparte. Jamais plus…
— Tu as remporté tant de batailles… tu gagneras aussi celle-ci. L’armée a besoin de toi.
— C’est toi qui la commanderas… Ils veulent anéantir nos soldats. Ramène-les à la maison, Xénophon… Ramène-les. »
Il se tut définitivement.
Je m’éloignai alors que la sentinelle s’exclamait : « Hé, mais tu ne devais pas…
— Je reviens tout de suite. » Je remontai sur mon cheval et le poussai à l’écart du sentier, en direction de la végétation qui couvrait le bord de la plage.
Je revis Xéno une heure plus tard, au crépuscule.
Je préparais le dîner devant la tente, sur du bois de pin que j’avais ramassé. Il s’approcha et s’assit près du feu, comme s’il avait froid.
« Le général Cheirisophos est mort, déclara-t-il d’une voix blanche.
— Sophos… est mort ? Il y a eu une bataille ?
— Non. Il a été empoisonné. »
Je gardai le silence. Nous savions l’un comme l’autre qu’il n’était pas besoin d’explications entre nous.
Xéno avala quelques bouchées puis écarta son assiette. Soudain, le vent qui soufflait de l’ouest nous apporta le son des flûtes, ces flûtes mêmes qui avaient scandé la longue marche des mois durant, à travers les déserts et les montagnes. Cette fois, leur mélodie était lente, tendue, désespérée. Un chœur de voix s’unit à elles.
Dans notre campement, le bruissement du soir cessa progressivement. Les soldats tournèrent la tête vers cette musique et se levèrent l’un après l’autre. Xéno me dévisagea, puis il leur lança : « Le général Sophos est mort ! »
Après quoi, il saisit sa lance et sauta sur son cheval.
« Attends ! m’écriai-je. Je veux t’accompagner. »
Il me tendit la main et me hissa sur la croupe de l’animal, qu’il lança vers l’ouest.
Xéno n’oubliait pas ses camarades qui gisaient sans sépulture sur le territoire où avait eu lieu la bataille de la colline, et au cours de laquelle Arcadiens et Achéens avaient failli être anéantis. Il ne pouvait supporter l’idée de les laisser à la merci des bêtes sauvages et des intempéries. Il partit le lendemain matin à la tête d’un gros contingent afin de procéder à leurs funérailles, et aborda la colline en passant du côté des villages.
La tâche fut fort pénible : abandonnés depuis cinq jours, les corps étaient en putréfaction, et les animaux les avaient déjà attaqués. Nombre des soldats étaient méconnaissables. Xéno avait emmené les vétérans, plus aptes à supporter pareil spectacle. Chaque défunt reçut une sépulture selon le rituel bref et simple que permettait la situation, et non sans larmes. Il était bouleversant de voir, réduits à cet état, des compagnons auprès desquels vous aviez vécu toutes sortes d’aventures et partagé le danger, vous protégeant l’un l’autre, des amis dont la voix, les plaisanteries et les chants résonnaient encore à vos oreilles.
Sur la colline, les combattants s’étreignaient encore dans leur dernier corps à corps, entassés les uns sur les autres, la poitrine, le cou ou le ventre transpercés d’une lance. Curieusement, les indigènes n’étaient pas venus chercher leurs morts : sans doute redoutaient-ils encore la présence d’une armée beaucoup plus importante que ce qu’il en restait.
L’ensevelissement des nôtres requit une journée entière. On éleva à la mémoire de ceux qu’on n’avait pas retrouvés un monticule de pierres, sur lequel on déposa des couronnes faites de branches de chêne et de pin entrelacées. On les salua d’une phrase, d’un souhait, d’un souvenir, en espérant être entendus dans leurs sombres demeures de l’Hadès. Puis on regagna le camp, le cœur lourd.
Au cours des jours suivants, la situation de l’armée devint insoutenable et, sous certains aspects, grotesque. Au fil du temps, les sentiments religieux de Xéno s’étaient exacerbés. Alors que les hommes demandaient sans cesse à lever le camp, il offrait chaque jour un sacrifice aux dieux par
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