L'Art Médiéval
récentes où il a modelé des
bronzes étonnants de tendresse, de fermeté et d’élégance, l’Indien
n’a jamais conçu la sculpture comme pouvant vivre indépendante de
la construction qu’elle décore. Elle semble, sur le corps d’une
plante grasse, un bourgeonnement confus.
III
Même au dehors, même en pleine lumière, ces
formes sont environnées d’une obscurité mystérieuse. Les torses,
les bras, les jambes, les têtes s’entremêlent, quand une statue
toute seule n’a pas vingt bras, dix jambes, quatre ou cinq faces,
quand elle n’est pas chargée seule de toutes les apparences de
tendresse et de fureur par qui se révèle la vie. Les fonds ondulent
pesamment comme pour faire rentrer dans l’éternité mobile de la
substance primitive les êtres encore informes qui tentent d’en
émerger. Larves grouillantes, embryons vagues, on dirait des essais
incessants et successifs d’enfantements qui s’ébauchent et avortent
dans l’ivresse et la fièvre d’un sol qui ne cesse pas de créer.
De près, il ne faut pas regarder cette
sculpture avec la volonté ou le désir d’y trouver le modelé
scientifique des Égyptiens ou le modelé philosophique de Phidias,
bien que l’Égypte et bien plus encore la Grèce amenée par Alexandre
aient profondément influencé et peut-être même révélé à eux-mêmes
les premiers sculpteurs bouddhiques. La sculpture n’est plus
envisagée que sommairement et d’instinct dans ses plans et ses
passages. Les procédés de la peinture la définiraient mieux, car la
lumière et l’ombre jouent, dans ces bas-reliefs gigantesques, un
rôle vivant et continu, comme un pinceau qui triture et caresse.
Mais précisément la peinture hindoue, qui conserve les qualités de
matérialité de la sculpture est peut-être, plus qu’elle, épurée par
l’esprit. La peinture est plutôt œuvre monacale, le bouddhisme y
laisse une empreinte bien plus précise. Et plus tard, quand l’Islam
arrive, l’influence de la Perse s’y fait beaucoup plus sentir. Des
grandes décorations bouddhiques aux miniatures musulmanes, la
spiritualisation des éléments de l’œuvre touche parfois à la plus
rare, la plus haute, la plus humaine harmonie. On ne peut placer
au-dessous des grandes œuvres classiques la pureté des fresques
d’Ajunta où semblent fusionner une heure, dans le lyrisme
panthéiste des Indiens, le rayonnement spirituel des peintures
égyptiennes et l’enivrement moral des vieux artistes chinois. Par
une sorte de paradoxe ethnique, la grande peinture de l’Inde
semblerait plus rapprochée des rythmes linéaires qui préoccupent
avant tout les sculpteurs égyptiens ou grecs que la sculpture
indienne elle-même, inclinée à transporter dans la pierre ou le
métal le modelé fuyant et ondoyant des peintres. Quand on compare
cette sculpture à celle des ouvriers anonymes de Thèbes ou des
maîtres athéniens, on y trouve quelque chose d’absolument nouveau
et de difficile à définir, la fermentation d’un creuset obscur
après la limpidité d’un théorème, un modelé qui est un mouvement
avant d’être une forme et n’a jamais été considéré isolément ni
dans ses rapports abstraits avec les figures voisines. Ce sont des
passages matériels qui lient les figures entre elles, elles sont
toujours empâtées d’atmosphère, accompagnées par les fonds,
absorbées à demi par les autres figures, le modelé est fluctuant et
houleux à la façon de la masse des feuilles labourées par le vent.
Ce qui modèle le rocher, ce qui le roule en vagues de tempête,
c’est le désir et le désespoir et l’enthousiasme eux-mêmes. Il
ondule comme une foule que la volupté et la fureur ravissent. Il
est gonflé et tendu comme un torse de femme qui sent l’approche de
l’amour.
Des mouvements et non des formes, des masses
expressives et non des harmonies de rapports ou des abstractions
arrêtées, une image ivre et touffue de l’ensemble du monde et non
plus la recherche d’un équilibre entre les lois universelles et les
lois de l’esprit. Par éclairs, sans doute, et voilé d’obscurité et
de torpeur, on peut tout trouver dans cet art, débordant l’élément
voisin, l’opprimant ou opprimé par lui, on y peut rencontrer de
brèves fulgurations de conscience et de brusques écarts du réalisme
le plus rudimentaire à l’idéalisme le plus haut. À les voir
isolées, les figures – les figures de femmes surtout, innombrables,
douces, religieuses,
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