L'Art Médiéval
mers.
IV
Pourtant, au nord et au nord-est de l’Inde,
dans les régions où les forêts sont moins épaisses, les glaciers
plus proches, la jungle coupée çà et là de grands espaces déserts,
la synthèse fut infiniment moins instinctive, plus abstraite,
partant plus sobre. La Grèce, à vrai dire, était entrée par là dans
l’Inde, plus tard Rome, Byzance, la Perse amenant du fond de son
histoire le souvenir de l’Assyrie, de la Chaldée, peut-être de
l’Égypte, et, en même temps que la Perse, l’Islam spiritualiste,
l’Islam qui n’aimait pas les images et qui méprisait les idoles.
Enfin, par Lisbonne et Venise, l’Occident gothique et renaissant.
Mais l’Inde est un creuset si rempli de bouillonnements et
d’ardeurs qu’elle força l’Islam, durant des siècles, à subir son
génie, à couvrir les murs de ses mosquées d’arabesques vivantes,
lotus, lianes fleuries, figures d’hommes et de monstres. La statue
grecque hâtivement imitée par les premiers sculpteurs fut aussi
vite oubliée qu’apprise. L’élégance inquiétante des œuvres qu’elle
inspira n’était que le prélude aux revanches prochaines d’une
sensualité impossible à contenir : l’Inde, un moment séduite
par tant de grâce et de raison y réservait son immense domaine dans
le sourire errant des bouches, la flamme étouffée, l’énervement,
l’ascétique maigreur des corps. La colonne pure qui soutenait les
frontons lumineux sur toutes les acropoles d’Occident et que le
nord de l’Inde introduisit jusque dans le sud avec le prosélytisme
religieux, alla se noyer dans le pullulement démesuré des forêts de
pierre vivantes. L’Inde assimila tout, transforma tout, submergea
tout sous la marée montante de sa force qui remuait. Des
civilisations grandioses passaient sur elle, semaient ses déserts
et ses bois de cadavres de villes. Qu’importe. Ici ni le temps, ni
les hommes ne comptent. L’évolution revient à chaque instant sur
elle-même. Comme une mer, l’âme hindoue est éternellement mobile
entre des rivages arrêtés. À aucun moment on ne peut dire :
voici la montée de la race, son apogée, sa chute. Dans le creuset
des noyaux fondent, d’autres sont liquides et brûlants et d’autres
froids et durs. L’Inde est l’énigme, l’être protée, insaisissable,
sans commencements, sans fins, sans lois, sans buts, mêlé à tout,
seul pourtant dans son ivresse qui ne peut pas s’épuiser. Ainsi,
l’art aristocratique et plus abstrait du Nord, bien qu’on y puisse
retrouver les traces des civilisations méditerranéennes, de la
Chaldée et de l’Égypte à l’Europe féodale et néo-païenne, reste au
fond aussi foncièrement indien que l’art des Dravidiens
méridionaux. En montant du Dekkan vers l’Himalaya, la pyramide
s’est arrondie. Dans l’Inde moyenne, elle est curviligne, et bien
qu’encore rayée comme la peau des tigres, moins surchargée
d’ornements et presque sans statues. Dans la vallée du Gange, au
contact du dôme persan, l’incurvation s’accuse encore et la voûte,
faite de dalles étagées, prend la forme de la coupole ou du kiosque
soutenu par des piliers frêles. Hémisphériques, ovoïdes, ventrus,
écrasés ou renflés, polygonaux ou circulaires, les dômes nus comme
ceux des mosquées ou ciselés comme les pyramides dravidiennes et
sommés de turbans, ont l’air d’énormes tubercules gras gonflés de
matière spongieuse. C’est là d’ailleurs une forme de tout temps
désirée par le sensualisme indien. L’Inde, terre des ruines, a dû
voir disparaître tout à fait, mille ans ou davantage avant notre
ère, des édifices qui ressemblaient beaucoup à ces forêts de dômes
bulbeux, temples ou mausolées, qu’elle bâtit encore de nos jours.
Le Ramayana parle souvent de « palais dont les faîtes blancs
moutonnent en nuages amoncelés ». Même avant que la domination
des Grands Mogols, les empereurs tartares, fût venue, au début des
temps modernes, imposer à l’Inde septentrionale l’ordre et la paix,
le temple du bassin du Gange avait déjà, malgré sa richesse
ornementale, un caractère d’équilibre et d’unité abstraite qu’on ne
trouve jamais dans le Sud. Le sensualisme des Indiens qui poussait
les sculpteurs méridionaux à entrer dans les montagnes germe dans
la conscience du Nord en tragédies, en poèmes, en hymnes de verbe
et de pierre. Mais si les murs sont plus nus, les formes plus
apaisées et plus assises, les silences plus
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