L'Art Médiéval
quand l’éclair
de l’intuition nous illumine, tous les accidents qui la
dissimulent. Le Chinois les rassemble, au contraire, les catalogue
et les utilise afin de démontrer la loi. Ses audaces ne peuvent
choquer que ceux qui ne connaissent pas sa science. Puisque
l’abstraction est arrêtée, on pourra, pour la rendre plus évidente,
plier, dévier, torturer la forme en tous sens, creuser le visage de
rides qui entameront le squelette, armer la bouche de cent dents et
les épaules de dix bras, sommer la tête d’un crâne monstrueux,
faire grimacer la figure, s’exorbiter ou s’excaver les yeux,
accentuer le rire ou les pleurs jusqu’aux rictus les plus
improbables, étager les mamelles croulantes sur le lard des ventres
assis, tordre les reins, tordre les bras, tordre les jambes, nouer
les doigts en ceps de vignes. On pourra faire ramper sur les
corniches, s’écarteler sur les étendards de soie jaune ou dresser
au seuil des palais toute une armée de dragons héraldiques, de
phénix, de licornes, de chimères tortueuses, qui ne représentent
peut-être qu’un souvenir lointain, transmis par les vieilles
légendes, des derniers monstres primitifs égarés parmi les premiers
hommes. C’est cet esprit qui pousse les lettrés à obéir aux rites
jusqu’à ne plus avoir que des gestes étudiés, les historiens à
déformer l’histoire pour la faire entrer dans les cadres de leurs
systèmes, les jardiniers à torturer les arbres, à fabriquer des
fleurs, les pères à broyer les pieds de leurs filles, les bourreaux
à dépecer les hommes. La morale traditionnelle écrasera la vie
plutôt que d’adopter son libre mouvement. Mais aussi, quand la vie
est d’accord avec la morale, quand l’émotion et la volonté se
rencontrent, quand les entités de bonté, de douceur, de justice
habitent naturellement l’esprit de l’artiste, quelle bonté, quelle
douceur, quelle justice dans les visages et les gestes des
dieux ! Pour combattre et faire oublier la sérénité des grands
bouddhas de bois doré, assis sur leur lit de lotus, les mains
ouvertes, la face illuminée de paix et rayonnant dans l’ombre du
sanctuaire de l’absolu qui les pénètre, l’art taoïste ramasse dans
la vie tout ce qu’il peut y trouver d’expressions engageantes, le
sourire divin et la danse des femmes, la bonté narquoise des sages,
l’enfantine joie des élus, l’allégresse indicible où nage la
trinité du bonheur. Une étrange douceur émane de tous ces bibelots
de bois et d’ivoire, de jade et de bronze qui peuplent les pagodes
et encombrent les éventaires à enseignes de papier peint le long
des rues grouillantes où s’entasse l’ordure humaine. Vraiment, le
philosophe a tout à fait éteint, au cœur de ce peuple philosophe,
l’inquiétude qui torture mais fait si souvent monter plus
haut : Qu’importe. Là où il est, il a la force de celui qui
sait peu, mais est certain de ce qu’il sait. Cette paix, sans
doute, est un peu béate, cette absence de soucis, cette absence de
rêves a peut-être à la longue quelque chose d’irritant et même de
malsain. Mais on y lit une telle certitude d’honnêteté qu’on se
sent attaché aux hommes qui ont donné de leur vie morale cette
expression si singulière, par le fonds même de la nature humaine où
la lutte incessante a pour origine l’aspiration vers le mieux.
L’étrange, c’est que la beauté soit pour nous dans cette lutte même
et que le Chinois la rencontre dans la victoire ancienne que ses
aïeux ont remportée pour lui. Il dit son enthousiasme sans lyrisme
et têtu pour ceux qui lui donnèrent à jamais le repos de la
conscience. Et c’est le poids de ce repos que nous éprouvons dans
son art.
Car c’est là le mystère de cette âme très
complexe en surface, mais infiniment simple au fond. Une science si
sûre de la forme qu’elle peut la faire grimacer logiquement jusqu’à
l’impossible, mais qu’elle peut aussi, quand elle s’illumine d’un
éclair d’émotion ou se trouve en présence de la nécessité de
construire une œuvre durable et immédiatement utile, atteindre à
l’essentielle et profonde beauté. Il ne faut pas croire que leurs
parcs artificiels manquent de fraîcheur et de silence et que les
fleurs étranges qu’ils y cultivent ne rassemblent pas, dans le
torrent de leurs symphonies triomphales, tout l’Orient, des récifs
de corail aux rivières de perle, des somptueuses soies brochées qui
déploient le rouge ou le
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