L'Art Médiéval
Pour que
l’organe neuf s’y adapte tout à fait, il suffit que le maître
d’œuvre consente, comme le dernier des compagnons, à être un homme
de son temps.
Quels que soient la force du mouvement
ascensionnel et le lyrisme des églises françaises, leur
intelligence parfaite est trop intérieurement formulée pour qu’elle
frappe d’abord. La forme entière en est déterminée par la croisée
d’ogive qui se cache orgueilleusement dans les hautes ombres de la
nef. Elle ne nous a pas révélé le passage subtil qui conduisit un
maçon français ou normand à isoler, dans l’église romane, les
saillies de la voûte d’arêtes et à soulever ses bords latéraux par
la fenêtre angulaire que les Croisés avaient vue en Orient. Mais
elle a vaincu le plein cintre, le poids vertical qui écrasait le
vaisseau. Tout va rayonner de l’ogive, la retombée de ses nervures
diagonales sur les colonnes élancées qui séparent les trois nefs,
la voûte entière inscrite dans leurs intervalles, l’arc-boutant qui
transmet obliquement au sol l’effort qu’elle exerce sur lui…
Partout ailleurs des verrières immenses par où pénètre le jour…
C’est la logique du squelette où toutes les pressions sont
équilibrées et transmises et l’image de l’absolu transporté dans
l’ordonnance périssable des éléments dispersés de la vie. Entre
l’arc-boutant et la voûte, l’édifice est comme une carcasse de
cétacé géant suspendue dans l’espace par des crampons de fer pour
que la lumière du ciel puisse la traverser dans tous les sens. Il
paraît flotter dans les airs [26] .
L’architecture gothique n’a pas voulu
l’obscurité. Elle est morte, au contraire, de son amour pour la
lumière. Sens, Beauvais, Laon, Soissons, Amiens, Bourges malgré ses
cinq nefs, sont lumineuses comme des halles de verre et de fer. Il
y a pourtant, là comme ailleurs, l’armature nécessaire qui
contribuait à l’assombrissement, les châssis de pierre de la rose,
les plombs qui tiennent les vitraux, les grilles qui les protègent,
la crasse des siècles, la vieille poussière entassée… Quand la
cathédrale est obscure, c’est que le maître d’œuvre a mal calculé
son effort, qu’il a voulu lui faire rendre plus qu’elle ne pouvait
donner, y entasser des foules, comme à Paris où les quatre nefs
latérales sont écrasées de galeries. Le vitrail n’était pas là pour
enténébrer la nef, mais pour glorifier la lumière dont il répandait
aussi dans les pièces des châteaux et des maisons bourgeoises les
rayons incandescents où scintillent des joyaux pulvérisés. Le
souvenir des tapis suspendus dans les mosquées emplissait ceux qui
revenaient d’Orient de visions transfigurées par l’enthousiasme et
le regret. Ils jetaient au flanc du mur une peinture translucide,
une fresque traversée de flammes, enluminée par le ciel. Le vitrail
offrait aux jours pâles du Nord sa matrice enflammée pour que leur
caresse fût plus chaude à la pierre qui montait de toute part. Ses
azurs, ses bleus sombres, ses jaunes de safran et d’or, ses
orangés, ses rouges vineux ou pourpres, ses verts foncés traînaient
au travers de la nef le sang du Christ et le saphir céleste, la
rousseur des vignes en automne, l’émeraude des mers lointaines et
des prés d’alentour. Il ne s’assombrissait vraiment, au fond des
chapelles absidiales où la tache des cierges faisait trembler la
nuit, que pour accumuler autour du sanctuaire l’imprécision
angoissante et la volupté du mystère. Dès que le ciel se découvre,
le grand vaisseau tressaille d’allégresse, le chant royal de la
lumière s’y répand en nappes d’or. Quand, par un de ces jours gris
d’Île-de-France on entre à Notre-Dame pour y attendre le soleil, on
reconnaît sa venue à l’inondation blonde qui envahit la nef d’un
flot, la fait aérienne et dorée, atteint peu à peu et éblouit
jusqu’aux nervures qui suspendaient sous leurs palmes rigides
l’ombre des bois. À la tombée du soir, alors qu’il fait à peu près
nuit dans le vaisseau dont on aperçoit vaguement les voûtes planer,
très haut comme les ailes d’un grand oiseau nocturne, il n’y a plus
de lumineux que les verrières. Le jour qui meurt dehors éclabousse
les piliers noirs et le pavé disparu d’une averse de feu plus
pressée et plus ardente à mesure que l’obscurité s’accroît. Les
roses accumulent les derniers reflets du soleil englouti pour
illuminer les
Weitere Kostenlose Bücher