L'Art Médiéval
Commune est mieux armée
et mieux assise, l’esprit communal plus vivant.
Les villes françaises, pendant deux siècles de
paix relative, avaient défoncé leurs murs. Leurs maisons
débordaient le long des rivières, des chemins, les forêts voisines
se défrichaient. Les organes nouveaux qui poussaient peu à peu du
corps social reconstitué pour bâtir les habitations, paver les
rues, y tendre les chaînes, apporter de la campagne les légumes et
le bois, abattre les bêtes, les tondre, tanner le cuir, forger le
fer, voyaient leurs intérêts communs accroître leur solidité. La
concentration des forces sociales projetait sur leur route cette
merveilleuse espérance qui naît spontanément en lui quand tous les
éléments d’un organisme s’accordent dans la volonté d’un but
pratique et prochain à atteindre. Les corps de métiers, tous
ensemble, sentaient germer de leur instinct un désir de plus en
plus impérieux qui réclamait, pour se satisfaire, la création d’un
organe central résumant l’effort dont l’ensemble de la Commune
exprimait la puissance et la nécessité. L’église des Clercs était
trop étroite et trop sombre, la foule qui montait avec une rumeur
de mer réclamait son église à elle, elle se sentait la vaillance et
le savoir qu’il fallait pour la construire à sa taille, elle
voulait que cette fonction supérieure passât tout entière, avec la
vie matérielle et morale, des mains du moine cloîtré dans celles du
peuple vivant. Ce ne serait plus la voûte écrasée sous laquelle les
pauvres gens qui vivaient à l’ombre des monastères viendraient
craintivement, à l’heure des offices, entendre la voix de l’Église
dans l’obscurité. Ce serait la maison commune, le grenier
d’abondance, la bourse du travail et le théâtre populaire, ce
serait la maison sonore et lumineuse que le flot des hommes
pourrait envahir à toute heure, le grand vaisseau capable de
contenir toute la ville, l’arche pleine de tumulte les jours de
marché, de danses les jours de fête, de tocsin les jours de
révolte, de chants les jours de culte, de la voix du peuple tous
les jours [25] .
Quelques-uns de ces grands temples, sans
doute, sortent du pavé au milieu du silence des foules, à Paris, à
Bourges, à Chartres où l’esprit communal n’a pas vaincu. Mais
Bourges est ville royale, ses métiers qu’enrichit la Cour
échappent, sous l’épée du roi, au bras féodal. Au pied de son
énorme masse irrégulière, sa cathédrale déploie sans inquiétude ni
remords ses portiques de fêtes. À Paris, ville royale aussi,
Notre-Dame se couvre de statues et magnifie la lumière du jour par
les roses de ses transepts à l’heure où ses bourgeois et ses
marchands tentent l’effort libérateur. À Chartres, que la vision de
la façade pure et de la flèche vous domine ou que la sensation d’un
mystère poignant vous étreigne quand vous parcourez la nef, vous
savez bien que vous vous trouvez en présence d’une obscure tragédie
du cœur. Sa prodigieuse harmonie a quelque chose de désenchanté où
se devine le tourment d’une conscience prisonnière. Comment
l’austérité romaine a-t-elle pu accepter qu’à son ombre rayonnât la
gloire sensuelle du peuple de statues qui garde l’énigme de la
nef ? La volonté théocratique s’y heurta au désir populaire
sans que ni l’un ni l’autre s’en aperçût, et du conflit ignoré
jaillit une flamme invisible, la beauté sourde, mystique,
déchirante d’une grande idée qui contient le secret d’un monde et
ne peut se formuler.
IV
Partout ailleurs, la multitude est maîtresse
du chantier. L’honnête maître d’œuvre à qui s’adressent la Commune
et l’Évêque ne sait à peu près rien, que son métier. Derrière lui
la tradition romano-byzantine, confuse, et qu’il possède mal,
devant lui un problème à résoudre : bâtir un édifice assez
vaste pour contenir les habitants d’une cité. Il connaît bien sa
matière, la pierre de France friable, aqueuse, facile à travailler.
Il a son compas, son niveau d’eau, son fil à plomb, son équerre.
Autour de lui de bons ouvriers de même esprit, croyants et que
n’effleure aucune inquiétude sociale, aucun doute religieux. Il
possède ce bon sens clair, cette logique libre et droite qui fit
plus tard sortir du même sol Rabelais, Montaigne, Molière, La
Fontaine, Rameau, Diderot, Voltaire. Une fonction nouvelle
apparaît, si complexe qu’elle absorbe la vie du siècle.
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