L'Art Médiéval
une hanche, un genou qui brise
souvent la ligne attendue pour faire mieux sentir le sens direct,
actuel et simple de l’action qu’il veut exprimer… Il y avait sans
doute l’aurore d’un modelé de même esprit que celui-là dans les
sculptures d’Olympie et les Parques du Parthénon. Mais le désir de
l’harmonie dominait tout.
Les profils de la statue gothique sont moins
subtils que chez les Égyptiens, et moins définis que chez les
Grecs. Ils sont plus variés et plus vivants car la lumière est plus
changeante et plus diffuse, et surtout parce qu’ils expriment un
monde de besoins moraux que ne pouvaient ressentir ni les Grecs, ni
les Égyptiens. Jamais on n’avait distribué avec un pareil sentiment
de leur valeur psychologique les ombres et les clartés. Jamais on
n’avait travaillé la matière avec cette émotion concrète. Jamais
n’avait émané d’elle, des formes pleines et largement traitées qui
la dénonçaient aux yeux, un rayonnement plus profond, plus total et
plus doux. Jamais une jeunesse plus vaillante à vivre la vie, mais
mieux avertie que les humanités adolescentes du malheur qui
l’attend, n’avait accepté d’une âme plus joyeuse la nécessité de
l’effort. Telles statues de Reims font penser à l’Apollon d’Olympie
par leur ascension dans la lumière d’où semble émerger leur front.
L’eau pure des sources qui sortaient du roc hellénique semble
couler sur les flancs et les membres des statues de femmes qui
veillent au portail du transept de Chartres. Les hommes, une fois
de plus, ont prêté leur héroïsme aux dieux.
Il ne faudrait pas en conclure que les plus
grands même parmi les maîtres d’œuvre et les imagiers français,
aient eu des préoccupations philosophiques d’un ordre aussi élevé
que les sculpteurs en qui les penseurs grecs puisèrent la vie de
l’esprit. Mais en dehors des conditions géographiques qui
différenciaient si sensiblement la France du Nord, humide et
fraîche, de la Grèce aride et brûlée, la vie avait été plus dure au
Moyen Âge qu’au siècle de Périclès, la guerre et le malheur avaient
rendu plus nécessaire aux masses la solidarité active, et l’homme
avait de l’homme un besoin plus profond. De plus, ces conditions
différentes de vie naturelle et sociale se révélaient brusquement
dans l’atmosphère de légende sentimentale que la mythologie
chrétienne avait créée peu à peu. Il n’est pas douteux que le
sculpteur grec, qui arrachait le monde antique à ses rythmes
épuisés, ait eu sur le maçon des cathédrales une supériorité de
pensée mesurable à la distance qui sépare le
Prométhée
d’Eschyle ou l’
Antigone
de Sophocle d’un
Mystère du XIII e siècle, mais il est certain que le
maçon des cathédrales le rejoignit sans effort dans l’eurythmie
universelle parce qu’il fut un élément de la symphonie monumentale
que l’instinct commun à toute une foule faisait jaillir de son
cœur.
VI
Le peuple entier du Moyen Âge avec tout ce
qu’il savait, tout ce qu’il désirait et tout ce qu’il rêvait
confusément bâtit son temple, maison de la réalité et de l’espoir,
comme il bâtissait en même temps que lui, par les libertés
communales, son droit de vivre, le droit pour les âges futurs de
conquérir par la pensée. Ce n’est pas, comme on l’a prétendu, que
chaque habitant de la ville et de la campagne y portât sa pierre.
Mais les corporations qui y travaillaient, les charpentiers, les
maçons, les tailleurs de pierre, les verriers, les plâtriers, les
plombiers, les peintres plongeaient, par toutes leurs racines, dans
le fond du bas peuple dont elles puisaient à plein cœur les
pressentiments et les besoins. Le maître d’œuvre dessinait le plan,
il distribuait l’ouvrage, puis chacun, dans l’indépendance de ses
instincts, animait un chapiteau, sculptait une image, encastrait
dans le plomb la fête d’un vitrail, alignait, entre les nervures
diagonales, les petites pierres taillées à la main qui suspendaient
la voûte à cent ou cent cinquante pieds du sol. La cathédrale
vivait tellement de la vie de ses bâtisseurs qu’elle changeait en
même temps qu’eux, qu’une génération élevait un étage ogival sur un
étage en plein cintre, qu’une autre abandonnait un bras de transept
à moitié construit, ajoutait une couronne de chapelles, changeait
le profil des tours, les multipliait ou les laissait inachevées,
faisait flamboyer une rose au front d’une nef
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