L'Art Médiéval
romane débarrassée de
son berceau. La cathédrale montait, s’abaissait, s’étendait avec
nos sentiments et nos désirs.
De là son unité touffue où, comme dans la
foule ou la nature, toutes les formes différentes puisaient la
solidarité dans le courant des mêmes sèves. De là la liberté,
l’élan et la violence et la douceur de l’hymne que chantaient ses
voix innombrables et dont elle tremble toujours. C’était une
Encyclopédie ciselée avec amour dans la matière de la France.
L’histoire sainte et le mythe chrétien transposés dans sa vie
active se perdaient dans la marée montante des formes expressives
qui racontaient de leurs mille rumeurs mêlées tout ce que contenait
l’âme malicieuse ou naïve et tantôt lyrique et tantôt bonhomme de
ceux qui les avaient entendues s’éveiller en eux. Les bons
chevaliers ramenaient d’Orient les dragons et les chimères. Les
imaginations renouvelées prêtaient une figure concrète aux
vampires, aux loups-garous, aux bêtes moralistes et discoureuses
dont parlaient les fabliaux. Comme les imagiers n’avaient pas vu
les rois, ni les saints, ni les évêques dont les entretenait la
légende, ils demandaient aux gens des rues de leur fournir les
visages les plus caractérisés. La cathédrale frémissait du bruit
des métiers et des forges. Les paysans y semaient leur blé, y
moissonnaient leurs épis, y pressaient leurs raisins ou leurs
pommes. Les chevaux, les ânes, les bœufs y traçaient leur sillon, y
traînaient leur charrette, les chèvres et les moutons ne
s’étonnaient pas de rencontrer au tournant d’un pilier un éléphant,
un rhinocéros, un hippopotame, un roi mage sur son chameau. La
statue de la Liberté unissait l’avenir des hommes aux lointains
souvenirs échappés au naufrage du monde antique. Une vie confuse et
murmurante, pleine de chants d’oiseaux, de bruits de sources, de
fourmillements sous la mousse, s’éveillait ou s’endormait. Autour
des chapiteaux, le monde végétal germait, de gros bourgeons, puis
des feuilles de galbe pur accolées par des mains terreuses sur la
pierre à peine dégrossie, puis le débordement des pampres, des
rameaux épais, toutes les feuilles de la France bruissant au vent
qui animait l’orgue des tours, la vigne, le rosier, le chêne, le
fraisier, le saule, la sauge, la mauve, le trèfle, le céleri, le
chou, le chardon, le persil, le cresson, la fougère, les feuilles
de la France creusées dans la matière avec un tel emportement
sensuel qu’elles se muaient à tout instant en vagues formes
remuantes, lèvres, poitrines, replis de chair où hésitait la vie
universelle dans ses apparences primitives. Les bas-reliefs qui
sortaient des murailles avaient l’air, tant l’image se mêle aux
fonds, à l’espace ambiant plein de vapeur d’eau, de cueillir la
fleur de la pierre, de préciser peu à peu par le ciseau les formes
qu’elle contient en devenir.
Rien qui rende plus vaine la vieille
opposition entre l’architecture et les arts dits
d’« imitation », que la cathédrale française, où des
surfaces vivantes couvrent un squelette vivant. Rien qui soit plus
superficiel que l’ordinaire définition de la plastique dont le rôle
n’est pas d’imiter le monde des formes, mais d’y saisir des
rapports à qui l’architecture donne précisément leur expression la
plus abstraite. Ce n’est pas seulement toute son ornementation
sculptée ou peinte qui fait participer l’architecture à la vie du
sol et du ciel, c’est son origine première, la répétition
instinctive qu’elle présente des grandes architectures naturelles
où l’esprit humain recueille les éléments de la révélation logique
qu’on appelle l’invention. Toutes les voûtes sont sorties des
formes que nous enseignèrent la coupole des cieux et la retombée
des hautes branches, toutes les colonnes sont des arbres, tous les
murs sont des rochers ou des falaises, et le toit ne s’étale que
pour permettre aux habitants de recueillir le vent nocturne, il ne
s’incline que pour conduire les pluies jusqu’à la terre qui les
boit. Les pays du Nord qui sont boisés et dont la lumière est
diffuse imposent des façades ornées à notre imagination, les pays
du Midi qui sont nus et dont la lumière éblouit dictent les longues
lignes pures – le roman dura dans le Sud. L’eau pénètre la pierre
du Nord, la fait bouger, la mêle à l’humus mouillé, aux mousses,
aux feuilles pourries. Le marbre du Midi
Weitere Kostenlose Bücher