L'Art Médiéval
libre de refuser et qui ne se peut guérir, même quand on y
apporte beaucoup de bonne volonté. Quoi qu’il en soit, le sens réel
du symbolisme chrétien m’échappait, et peut-être ne suis-je parvenu
à en pénétrer depuis quelques années la vertu vivante que grâce à
des contacts plus intimes et plus prolongés avec l’âme asiatique,
qui ne conçoit même pas qu’on puisse envisager la vie autrement que
comme une réalité spirituelle,
–
alors que l’Occident,
depuis cinq siècles, a tenté de la saisir dans les manifestations
d’un phénomène infiniment fécond dans l’ordre de la science mais
qui, dans l’ordre de l’art, doit aboutir, après de brillantes
conquêtes, à un rapide épuisement. Le monde étant une pensée de
Dieu, il est normal que l’artiste accepte le monde avec une ferveur
centuplée par l’obéissance que cette foi conditionne, et le
transporte dès lors dans la forme avec une originalité délivrée des
méthodes et des instruments extérieurs qui le rétrécissent et, pour
se soumettre à ses apparences, l’éloignent de son esprit. Je fais
donc ici pleine et entière amende honorable et reconnais avec une
humilité chaque jour accrue la grandeur de cet art chrétien que je
sentais sans en assimiler l’essence. Il a doté l’Europe, durant
trois à quatre siècles, d’un miracle collectif dont nous admirons
les témoignages analogues dans l’Asie méridionale et l’Insulinde à
la même époque, mais qui nous touche plus encore, parce que nous
sommes d’abord des Européens, et peut-être aussi parce que nous
avons senti ruisseler dans nos veines le sang du plus humain des
sacrifices depuis qu’il nous l’a révélé. Pourtant, je me garde de
renoncer à la revendication trop naïvement formulée du droit de
l’homme à l’amour des formes que j’opposais à l’ascèse chrétienne
dans le chapitre qui traite de l’art ogival français. Il y a eu là
réellement un sursaut de l’âme occidentale reprenant peu à peu
conscience d’elle-même à mesure qu’elle intégrait à sa
substance
–
et grâce à cette intégration
–
les
révélations intérieures du prophétisme d’Israël. S’il n’en eût pas
été ainsi, l’art chrétien eût naturellement adopté l’iconophobie
des Juifs et des Arabes. Or c’est en Grèce
–
ou tout au
moins en pays grecs,
–
en Italie, en France, c’est-à-dire
aux foyers mêmes des plus anciennes et des plus brillantes
manifestations des besoins plastiques des peuples, que l’art
«
chrétien »
est né
–
ou plutôt que
ces besoins plastiques ont reparu à la faveur du mythe frais
qu’apportait le christianisme.
Il y a là une preuve impressionnante de
l’énergie des races
–
en tout cas des groupements
ethniques formés d’éléments voisins, vivant dans les mêmes
milieux,
–
à persister dans leur être. Hors de ces lieux,
hors de ces peuples, les manifestations de l’art chrétien, aussi
sincères qu’elles soient, sentent ou l’imitation ou l’effort. J’ai
pu le dire gauchement, mais il reste vrai que la pensée de Dieu, en
Occident, ne s’est réalisée qu’à l’aide de la matière assimilée
avec les yeux, travaillée avec les mains, par un passage ardent du
symbolisme spirituel dans les apparences, dont l’émotion en
présence du monde sensible est le véhicule et le moyen. Je connais
bien le danger de cette opération sublime, puisqu’il arrive que la
matière, d’abord subordonnée à l’enthousiasme religieux, puis
interrogée pour elle-même, parvient progressivement à submerger de
ses conquêtes successives la pensée de Dieu. Mais ne voit-on pas
tout de suite que le même danger attend la méthode contraire,
puisqu’en Islam, par exemple, la pensée de Dieu, exclusivement
écoutée, étouffe très vite la matière pour en négliger, puis en
méconnaître, puis en travestir tout à fait les enseignements ?
Quelle que soit la fécondité du système qui prend possession du
monde, il porte en lui tous ses germes de mort.
Qu’on n’attende donc pas de moi une
condamnation de la Renaissance italienne qu’il est de mode de
maudire après qu’on l’eut trop exaltée. Nous sommes toujours, dans
ces jugements hâtifs, victimes d’une réaction irrésistible de
l’esprit, porté à entraîner à des solutions extrêmes ses besoins
momentanés, que des sensibilités trop débiles ne cessent jamais de
prendre pour des besoins permanents. Son histoire est faite de flux
et de
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