L'assassin de Sherwood
vous avez aperçu ceci pour la dernière fois ?
— Naturellement ! s’écria le mire, fronçant les sourcils pour mieux voir. Dans la chambre de Sir Eustace. Il a utilisé ce linge pour s’essuyer les lèvres.
— Faux ! rétorqua Corbett. Il est monté à sa chambre, un gobelet de vin à la main. Il en a bu quelques gorgées, puis Lecroix et lui ont croqué des friandises. Ensuite, Sir Eustace s’est lavé mains et visage. Il a pris un linge pour se sécher et s’en est allé se coucher.
Corbett, lèvres crispées, dévisagea Branwood :
— Mais nous savons, vous et moi, Sir Peter, que ce linge avait été trempé dans le poison le plus violent que cette sorcière de Hecate ait pu vous procurer : de la belladone. J’ai entendu parler d’un cas semblable en Italie : une femme avait imbibé de cette substance l’une des chemises de son époux pour le tuer. Bien sûr, Lecroix ne se servait pas du même linge que son maître. Je me demande si c’est ce qu’il voulait dire par ses dernières paroles. Vous souvenez-vous, Maigret ? « Mon maître aimait bien que tout soit en ordre. »
— En effet, corrobora le médecin. Et vous avez raison, Sir Hugh. Sir Eustace a dû se coucher, les lèvres et les mains enduites de ce poison.
— Ce qui a facilité les choses pour l’assassin, poursuivit Corbett, c’est que Sir Eustace avait des écorchures à la bouche. Cela aura permis à la substance nocive de pénétrer plus facilement dans le sang et les humeurs. Pourtant, c’est ce linge, Sir Peter, qui vous aura trahi. Le lendemain, vous et les autres, vous êtes entrés dans la chambre de Sir Eustace. Vous avez profité de la confusion qui suivit pour changer ce linge souillé par un autre, en faisant preuve d’une remarquable ingéniosité car le linge de remplacement portait des taches de vin, de friandises et même de sang, comme si les écorchures de Sir Eustace s’étaient réouvertes. Mais, continua Corbett en tendant le tissu au médecin, approchez une chandelle, Maigret, et examinez ce linge laissé dans la chambre de Sir Eustace. Dites-moi si un détail ne vous choque pas, à la lumière de ce que je viens de vous narrer.
Maigret s’exécuta. D’abord, il branla du chef avec scepticisme, mais soudain il se redressa en souriant.
— Ça y est ! déclara-t-il. Voici les taches de friandises et voilà celles de sang, mais les deux sont séparées, alors qu’elles devraient se trouver très proches, voire se mélanger.
— Exactement ! approuva Corbett, reprenant le linge et le jetant sur la table, devant le comte. Ce fut ma conclusion en le réexaminant.
— Mais, s’exclama le mire, Sir Peter a été malade comme un chien !
— Deux explications sont possibles, à mon avis. Rappelez-vous : il n’est venu vous trouver qu’après la découverte du corps de Sir Eustace. Soit il voulait se poser en victime potentielle, soit il avait touché ou cru toucher le poison.
Corbett eut un sourire narquois :
— Qui y aurait pensé ? Il a probablement déposé le linge dans la chambre avant que ne commence le banquet : le seul objet dans la pièce que Vechey ne partageait pas avec Lecroix, un simple serviteur.
— Vous dites vrai, Sir Hugh, intervint frère Thomas. Je me souviens de ce matin-là. Sir Peter était ganté quand il est monté à la chambre de Sir Eustace. Je gage qu’il a jeté au feu ses gants et le linge empoisonné, conclut le franciscain d’une voix égale.
— Et Lecroix ? s’enquit Maigret.
— Le malheureux était condamné. Il représentait un risque certain : il aurait pu remarquer quelque chose ou Vechey aurait pu lui faire part de ses soupçons. Souvenez-vous, Sir Peter, je vous ai demandé pourquoi Lecroix était allé se pendre dans les celliers. Vous m’avez répondu que c’était parce que le château était attaqué ou parce que Lecroix voulait du vin. Nous avions, d’ailleurs, trouvé un tonnelet mis en perce. Je sais à présent qu’il n’en était rien. Le château était fort bien approvisionné en vins, et les celliers, avec leurs trappes et leurs passages secrets, étaient le pire endroit où se cacher. Lecroix n’était pas aussi sot qu’il le paraissait. Il a probablement cherché ce fameux tunnel qui aboutit dans la forêt. Il peut même avoir soupçonné la vérité à la suite de la disparition de son maître et être arrivé à la conclusion qu’il réussirait à trouver le butin amassé par les hors-la-loi.
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