Le Baiser de Judas
pouvoir entre de bonnes mains. C’est
tout ce que tu as trouvé ?
— Sauf que l’intérêt de l’entreprise
paraît cette fois plus que réduit : je ne crois pas que le Baptiste ait
goûté autre chose qu’une bonne bouillie de sauterelles depuis des années, et sa
garde-robe ferait fuir le plus ascète des bergers. En plus, le cousin a à peine
accepté l’héritage, s’en est tiré avec des paroles obscures, et est depuis en
butte à la hargne des disciples du Baptiste.
— Alors ? En quoi cela peut-il nous
intéresser ? »
Barabbas était d’une humeur exécrable.
« Laisse-moi finir. J’ai rencontré par
hasard le cousin dans le désert un mois plus tard. Il y a chez lui quelque
chose de très particulier, une grâce, un charisme qui peuvent l’emmener loin. Nous
avons beaucoup parlé. Il m’a paru en plein accord avec nous, révolté lui aussi
contre l’occupation romaine, les injustices, déterminé à sauver le royaume d’Israël.
Je pense qu’il pourrait être notre homme…
— Sa famille descend de David ? »
Judas sourit.
« Connais-tu une famille juive en
Palestine qui ne prétende pas descendre de David ?
— Et que comptes-tu faire ?
— Le suivre un moment, et voir ce qu’il
donne. Il s’est décidé à prêcher, après s’être battu avec le démon pendant
quarante jours, si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit.
— Avec le démon ? »
Barabbas s’esclaffa.
« Enfin, tu es le seul à l’avoir vu. En
quoi diffère-t-il vraiment des dizaines d’autres prêcheurs qui nous annoncent
la fin du monde ?
— Je ne sais pas encore. Mais je le sens.
Il faudra le suivre pour être sûr.
— Eh bien, suis-le, mon cher. Mais ne
perds pas ton temps trop longtemps si tu t’aperçois que tu pars sur une fausse
piste. Comment s’appelle-t-il au fait, ton renverseur d’empire ?
— Jésus.
— Alors, va pour Jésus. »
CHAPITRE 16
Judas resta encore deux ou trois jours avec
Barabbas. L’hiver se terminait et les broussailles commençaient à recouvrir les
roches, sur lesquels le genêt, l’hysope, les câpriers reprenaient possession du
sol. L’eau se remettait à courir, invisible, sous la terre. Il traversa les
monts du Moab teints de mauve. Le soir, il s’arrêtait plus volontiers dormir
dehors que dans des auberges, désireux de partager ce réveil de la nature.
Progressivement, les routes devinrent de
petits chemins rocailleux, à peine praticables par les ânes. Il sut qu’il avait
quitté la Judée : les Romains, qui avaient irrigué de voies pavées les
pays qu’ils conquéraient, avaient sans doute jugé inutile de le faire pour
cette petite province, propriété d’Hérode. Encore une de ces injustices qui
mettaient en colère Judas… Mais la beauté l’environnant dissipa son amertume, comme
si la nature le vengeait de la mesquinerie des hommes. La Galilée était déjà en
pleine floraison. L’anémone rouge couvrait les prairies, les coquelicots montaient
au long des collines. Il s’arrêta un instant, grimpa une butte et s’allongea
dans l’herbe fraîche. Les yeux fermés, le soleil inondant son visage, il songea
une fois de plus au royaume délivré dont il rêvait depuis si longtemps. Alors
que ses pensées flottaient sans contrôle, l’image de Jésus vint s’imposer à lui.
Il s’ébroua et se leva pour partir, presque gêné de cette intrusion.
Il ne put résister à
l’envie de passer par Chorazim, doutant, après dix ans d’éloignement, de courir
le risque d’y être reconnu. À la tombée du jour, il alla s’agenouiller sur la
tombe de sa mère, et sentit son cœur fondre en songeant qu’il l’avait quittée
un jour pour la dernière fois sans le savoir. Le sentiment de sa solitude l’accabla.
Le soir, il passa devant sa maison que
personne n’habitait plus. Jetant un coup d’œil vers l’atelier de son père, il
ne put, quelle que soit l’imprudence du geste, résister à l’envie d’y entrer. La
porte ne craqua même pas. La poussière avait tout envahi. Quelques pots cassés
gisaient dans un coin. Des trois tours, il n’en restait qu’un, le plus petit, celui
avec lequel il avait appris le métier. Il s’assit à nouveau devant. Quand il
essaya de l’activer, le mécanisme refusa de jouer, et l’objet ne tourna que mal
et en grinçant.
Lorsqu’il sortit de l’atelier, seuls quelques
feux devant des maisons perçaient l’ombre. Il marcha droit devant lui, pendant
une heure ou deux,
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