Le Baiser de Judas
abandonnant leurs activités. Un âne était
resté la patte en l’air, le maréchal ferrant ayant voulu venir regarder l’entrée
de Jésus, au grand énervement de son client.
Au premier rang se tenait un aveugle.
« Seigneur, guéris-moi, gémissait-il. Je
t’en prie, guéris-moi. »
Jésus examina l’homme. Ses paupières étaient
recouvertes de sécrétions verdâtres, qui les collaient l’une à l’autre.
« Je ne vois plus depuis des mois. Aide-moi.
— Je vais t’aider. »
Il s’éloigna avec l’aveugle. Quelques
disciples empêchèrent les curieux de les suivre.
« Il veut être seul avec lui. Laissez-le. »
Jésus prit le visage du malade entre ses mains,
examina ses yeux rougis et, avec un peu de salive qu’il avait dans la main, les
lui frotta.
« Tu n’es pas aveugle. Tu as eu une infection
qui a fait couler du pus, et ce pus t’a collé les yeux. As-tu l’habitude de te
laver ?
— Non, pourquoi ?
— Parce qu’il suffirait que tu ailles te
frotter avec l’eau du puits pour que la vue te revienne.
— Tu aurais fait ce miracle.
— Ce n’est pas un miracle, c’est un
conseil. Suis-le, et tu verras.
— Seigneur, je crois en toi.
— Pour de mauvaises raisons, j’en ai peur,
sourit Jésus. Va, et garde le silence sur ce qui t’est arrivé. »
L’aveugle se dirigea à pas hésitants vers le
puits, où il entendait un âne boire. Là, il fit ce que Jésus lui avait
recommandé. Une heure plus tard, il avait les yeux rouges, encore purulents, mais
il y voyait. Il revint s’agenouiller devant Jésus, qui lui conseilla l’usage de
compresses d’herbe, et lui fit à nouveau promettre de ne rien dire.
« Pourquoi ce silence ? demanda
Judas. À Cana, tu expliquais que les miracles, même faux, te rendraient fameux.
Et aujourd’hui, où tu guéris pour de bon, tu voudrais que cela ne se sache pas.
— Cela se saura de toute façon. Je n’ai qu’une
confiance très modérée dans la parole humaine. »
Jésus sourit, d’un air amusé, avant de
reprendre, plus sérieux.
« Ma victoire n’est pas que cet homme
voie, c’est qu’il regarde, et qu’il regarde différemment. Aurait-ce été
possible s’il avait senti dans ma bonté la simple envie de faire parler de moi ? »
Judas parut peu convaincu.
« Ces scrupules sont très émouvants, mais
nous n’arriverons à rien si tu n’es pas capable d’entraîner les foules derrière
toi. Pour ça, il faut bien être connu.
— Fais confiance à la compassion, Judas. Elle
a plus de poids que des armées. »
Le soir même, l’« aveugle » commença
de raconter son miracle.
Depuis la veille, ils étaient à nouveau
installés à Capharnaüm. Jésus voulut retourner à la synagogue. En remontant la
rue, ils passèrent devant la boutique du charpentier.
« Oh, attendez ! »
Jésus avait l’air émerveillé. Il s’approcha de
la boutique, demanda à toucher la varlope et le marteau, caressa le bois, se
lança dans une longue discussion avec le propriétaire. Judas et les autres s’impatientaient.
« Jésus, cela va commencer.
— Laissez-moi un peu. J’arrive. »
Il demanda quelque chose au charpentier et les
disciples, stupéfaits, le virent déposer son manteau et attraper le rabot qu’il
commença à passer sur une planche, le visage envahi par un plaisir et une joie
tout enfantines. Quand il sortit, il ne prit même pas la peine de s’excuser.
« Cela faisait si longtemps… », dit-il
seulement.
Et il se dirigea vers la synagogue.
Quelques pharisiens,
reconnaissables à leurs phylactères et à l’austérité ostentatoire de leurs
longues tuniques, l’attendaient, désireux à nouveau de l’entendre. Ils lui
firent lire et commenter trois versets. Son ton, sa familiarité, le mélange de
simplicité et de profondeur de ses discours captivèrent tout de suite cet
auditoire difficile. Judas craignit pourtant que Jésus n’aille trop loin en
proclamant avoir été oint par le Seigneur pour annoncer aux pauvres la bonne
nouvelle et libérer les captifs.
Mais il avait tort. Chez ses interlocuteurs ne
régnait qu’une admiration un peu jalouse.
« Es-tu rabbin ? lui demanda l’officiant,
quand il eut terminé.
— Non.
— Tu n’as jamais été dans une école
rabbinique ?
— Non.
— D’où te vient donc ce savoir ? »
Aucun n’avait encore entendu un étranger à
leur secte s’exprimer avec cette aisance et cette pertinence. Ceux
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