Le Baiser de Judas
contemplait
ainsi pour la première fois son nouvel ami dans son cadre familial, et jaugeait
déjà en stratège des ruptures qu’il sentait proches. Quand fut venue l’heure de
danser, il se leva et se mêla au groupe.
La fête battait son plein. Le vin avait coulé
à flots, un vin très fort, et quelques vomissures souillaient déjà la cour. Jésus
riait haut et fort, quand sa mère vint le trouver.
« Jésus ?
— Oui ?
— Il faudrait que tu ailles voir en
cuisine. Je crois qu’il y a un problème. Ils n’ont plus assez de vin.
— Et que veux-tu que j’y fasse ?
— Je ne sais pas, moi. Essaie d’arranger
cela. Ton cousin est venu me le demander, et tes frères ne sont plus vraiment
en état de mettre deux idées l’une après l’autre.
— Bon, j’y vais. »
Il se leva, mécontent. Dans la cuisine, l’un
des domestiques se tenait, impuissant, face à une grande quantité de jarres
dressées sur leurs trépieds. Son collègue pétrissait de la pâte, les mains
couvertes de gants en peau de chèvre pour éviter d’y mêler sa sueur.
« Quel est ton problème ?
— Ils ont bu plus que nous n’avions prévu.
Il y avait quarante-huit jarres de vin et il n’en reste plus que trois. Tout le
reste est parti.
— Effectivement… Il vaut mieux payer les
amis de ton maître que les inviter. »
Judas, qui l’avait vu partir, se glissa
derrière lui.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Nos joyeux compagnons ont bu tout le
vin. C’était du vin de Chio ?
— Oui, répondit le domestique.
— Il est beaucoup trop fort de toute
façon. Répartis les trois jarres pleines dans une douzaine de vides, et rajoute
de l’eau. Cela coupera le vin et je suis sûr qu’il n’en sera que meilleur. De
toute façon, tout le monde est soûl : boire quelque chose d’un peu plus
léger ne fera de mal à personne, si tant est même qu’ils s’en rendent compte. »
Le garçon exécuta les ordres de Jésus, avec l’aide
de Judas. Quand les jarres furent servies, la tablée se récria. Le maître de
maison goûta le nouveau breuvage, et jura qu’il était encore meilleur que le
précédent. Judas et Jésus échangèrent un sourire complice.
Ils allèrent se coucher deux heures plus tard.
L’aube déjà blanchissait le paysage. Plusieurs des invités étaient affalés. Les
mariés avaient été conduits à leur chambre. La fête pouvait se disperser.
Jésus se réveilla le lendemain avec un mal de
tête que Judas fit passer en lui donnant un de ses fameux cachets. Il réunit
ses disciples. Pierre, dont le ronflement sonore avait indisposé ses voisins
toute la nuit, fut le plus dur à réveiller. Il alla faire ses adieux à ses
cousins, qui le regardèrent avec une inquiétude qu’il ne comprit pas.
Ce n’est que le soir qu’il eut l’explication
de cet étrange comportement. Amusé, Judas vint le trouver.
« Tu sais ce qu’on raconte ? Que tu
as, hier, transformé l’eau en vin. Que tu as fait un miracle ! La
crédulité de ces paysans me laissera toujours stupéfait. Comment vas-tu leur
dire ?
— Je ne vais pas leur dire.
— Tu ne vas pas leur dire ? Tu vas
leur laisser croire que tu es capable de faire ce genre de tour de passe-passe ?
— Oui.
— Mais pourquoi ? N’es-tu venu que
pour faire croire que tu peux aider des ivrognes à se soûler ? Si c’est là
ta bonne nouvelle…
— Ne dis pas de mal des miracles, Judas. Ce
sont des signes de la présence de Dieu, et j’en donnerai d’autres. Je t’accorde
volontiers que cette histoire d’eau transformée en vin est ridicule, et elle
sera bien vite oubliée. Mais qui es-tu pour juger la foi de ceux qui y croient ?
S’ils sont ébranlés, ne serait-ce qu’un peu, s’ils ouvrent leur cœur à la
parole en pensant s’amuser gratuitement, où est le mal ? Vaudrait-il mieux
qu’ils s’endorment à la synagogue ? Je ne revendiquerai pas ce miracle, mais
je ne ferai rien non plus pour que l’on n’y croie pas. Et puis…
— Et puis ?
— Et puis, la Galilée nous est peut-être
désormais ouverte. Et crois-moi, nous allons en avoir besoin. »
Jésus ne s’était pas
trompé. Le succès de Cana se répandit dans tout le pays et certains l’accueillirent
désormais avec des jarres d’eau en lui demandant de les transformer. Un
marchand de Tibériade vint même lui proposer une association, lui faisant
valoir que ce ne serait pas la première fois qu’un magicien se mettrait à
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