Le Baiser de Judas
Mais
Jésus ne se troublait pas. Il les regardait et continuait. Et, alors que Judas
et à ses côtés Simon s’apprêtaient déjà à se battre, ils s’aperçurent que l’hostilité
de la foule diminuait et que la parole qui coulait de la bouche du rabbi la
subjuguait. Elle paraissait anesthésiée. Et son étonnement, véritable hargne
pour certains, ne s’exprima à nouveau qu’après, bien après que le Galiléen eut
fini son prêche.
Le lendemain, Jésus
réunit ses compagnons : « Vous êtes sept à me suivre. Bientôt, vous
serez des centaines et je ferai de vous tous des pêcheurs d’hommes. Mais vous, les
premiers, resterez toujours chers à mon cœur. » Les hommes se rengorgèrent.
« Toi, Simon, tu as été le premier. Désormais,
je t’appellerai Pierre et sur toi, je construirai mon Église. »
Un murmure un peu jaloux parcourut le groupe. Simon
répéta son nouveau nom, comme pour en goûter la substance.
« Pierre, Pierre. » Il exultait.
« Chacun d’entre vous devra former de
nouveaux disciples. Vous avez renoncé à beaucoup : il faudra renoncer à
plus encore. »
Ils partirent ensuite, portés par l’aventure
qui s’annonçait. Des sept, aucun, même pas Judas, n’aurait échangé sa place.
Ainsi unis, ils se dirigèrent vers le village
de Cana.
La mer d’orge et de
blé de la plaine d’Esdrelon était derrière eux. Jésus s’était déjà installé sur
la place du village quand une voix l’interrompit. « Jésus. Que fais-tu là ? »
Le prêcheur se retourna. « Juste. Et toi, qu’est-ce qui t’amène ? »
Il n’avait pas l’air très heureux de voir l’inconnu. « Je suis avec Maman
et les frères. Ce sont les noces de Rafca. Tu étais invité, mais nous n’avons
plus eu de tes nouvelles depuis près de deux mois. Où étais-tu ? »
Il y avait autant de sollicitude que de
reproche dans la voix. Jésus répondit, assez durement.
« J’étais avec mon père. Je croyais vous
avoir prévenu. »
Juste n’eut pas le temps de répliquer.
« Bonjour, mon fils. »
La femme qui venait d’entrer dans le cercle
des auditeurs était petite, brune, les cheveux retenus par un large foulard
bleu.
« Cela fait longtemps que je ne t’ai vu. Te
portes-tu bien ? »
Le ton était à la fois doux et ferme. Autour d’elle,
les frères se rapprochèrent, comme s’ils voulaient faire bloc.
« Que me veux-tu, femme ? »
La mère de Jésus tiqua, blessée par la
froideur de la réplique. Judas, en qui le souvenir de Ciborée était toujours
vif, fut lui aussi heurté.
« Viendras-tu au mariage de ta cousine ?
Nous en sommes au troisième jour. »
Rafca était apparentée au père de Jésus, par
sa sœur. Enfant, elle avait beaucoup joué avec lui. Quand elle le vit entrer
avec ses compagnons, son sourire s’agrandit. La noce était riche et accueillait
une cinquantaine de personnes. Jésus s’empara d’une caille grillée et en suça
voluptueusement les os.
« Allez-y, mes amis, ne vous gênez pas :
je ne vous promets pas tel festin tous les jours. »
Les disciples se tenaient à l’entrée de la
salle, timides. Seul Judas paraissait à l’aise, et n’était stoppé dans son élan
que par l’hésitation des autres. Il fallut que le nouvel époux lui-même vienne
vers eux et leur ouvre les bras.
« C’est donc toi ce cousin que plus
personne ne voyait ? Je suis ravi que ma modeste demeure célèbre aussi ton
retour parmi les tiens.
— Mais je ne suis pas de retour, protesta
Jésus. Je suis venu accomplir ce que je dois accomplir, et… »
L’hôte, qui n’avait parlé que par politesse, n’écouta
pas la fin de la phrase. Jésus s’attabla. Les hommes étaient d’un côté, les
femmes d’un autre ; la future épouse, sous un dais. Devant le bon appétit
de leur maître, les disciples se mirent à manger. Le vin aidant, leur coin de
table devint vite très animé. Un marchand de Nazareth, l’un des plus vieux amis
du marié, les régala d’anecdotes collectées au cours de ses voyages. L’arrestation
de Jean-Baptiste fut évoquée. Cependant les convives eurent l’intelligence de n’y
voir que l’atteinte faite à un membre de la famille et de ne pas s’embarquer
dans des considérations politiques.
Jésus se mêla peu à ses frères, mais resta un
long moment près de la mariée. Il était gai, buvait sans se faire prier, alla s’asseoir
à côté de sa mère, sans pour autant y rester trop longtemps. Judas
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