Le Baiser de Judas
D’ici
là, la température aura monté, et tu pourras leur dire ce que tu veux.
— Non. Il faut que j’y aille maintenant. Papa
l’exige. N’essayez pas de me retenir. Cela n’y changera rien. Il est des
commandements qui dépassent tout ce qui peut se faire sur cette terre. »
Son langage devenait de plus en plus étrange.
« D’accord, concéda Judas. Mais nous t’accompagnons.
— Sans armes », ordonna Jésus.
La route pour aller au Temple était
extrêmement encombrée. Jésus ne fut pas immédiatement reconnu. Il franchit la
salle des changeurs sans encombre. Ce n’est qu’alors qu’il se dirigeait vers le
saint des saints qu’un des marchands, le voyant, s’écria :
« C’est le prophète fou d’hier. Empêchez-le… »
Mais Judas et Simon firent taire l’importun.
Jésus pénétra dans la salle où étaient réunis
les grands prêtres et les pharisiens. Ils se levèrent, stupéfaits.
« Que fait-il ici ? » demanda l’un
d’entre eux.
Jésus s’avança sans peur aucune, avec cette
force évidente qui provoquait toujours l’admiration.
« Je viens enseigner la parole de Dieu »,
annonça-t-il.
Ils ricanèrent.
« Et de quel droit fais-tu cela ?
— Du droit que Dieu lui-même m’a donné. »
Avant qu’ils n’aient pu répondre, il se lança
dans une histoire qui voyait deux enfants s’affronter. Les pharisiens
grondèrent, mais la foule s’était massée et écoutait.
Judas jetait sans arrêt des coups d’œil
inquiets autour de lui : l’intervention prématurée des Romains ou la
trahison d’un prêtre pouvait remettre en cause tous ses projets.
Jésus était particulièrement en verve. Il
enchaîna avec la parabole des vignerons homicides, qu’il avait déjà racontée
aux bords du lac de Tibériade, et celle des noces royales. Il avait l’habitude,
comme tous les prédicateurs, de répéter souvent ses histoires, mais avait
rarement été aussi convaincant que ce jour-là et, bien qu’il resta sur le
qui-vive, Judas se laissa aller à l’écouter avec bonheur.
Dans les rangs des pharisiens, la gêne était
de plus en plus visible. Les arguments étaient pauvres, et se limitaient généralement
à contester la légitimité de Jésus, légitimité que renforçait pourtant les
grondements de la foule.
Soudain l’un d’entre eux se leva et, l’air
triomphant, dit :
« Dis-moi, toi qui es plus malin que tout
le monde… »
La désapprobation de la foule l’amena aussitôt
à baisser la voix.
« Je ne doute pas que Dieu s’exprime par
ta bouche, mais saurais-tu m’éclairer sur une question ?
— Dieu est toujours prêt à écouter même
les plus petits de ses sujets.
— À plus forte raison un de ses
serviteurs comme moi.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, sourit
Jésus. Mais je t’écouterai quand même. Pose ta question. »
Alors l’homme, se rengorgeant, demanda d’un
air satisfait.
« Faut-il ou non payer le tribut à César ? »
Judas frémit : si Jésus disait « non »,
il pouvait être arrêté sur-le-champ. S’il disait « oui », il s’aliénait
la plus grande partie de la foule.
Le prêcheur ricana.
« Te voilà bien content de ton piège, hypocrite. »
Il se mit alors à tonner.
« Hypocrites que vous êtes tous ! Vous
n’êtes donc bons qu’à tenter de faire trébucher ceux qui viennent vous aider. Comment
espérer qu’un jour vous puissiez recevoir Dieu ? »
Il les regarda durement, et les murmures se
turent. Mais l’assistance attendait sa réponse.
« Donnez-moi de l’argent. »
Il y eut un flottement, personne ne semblant
désireux de se défaire d’une pièce qu’il n’était pas sûr de revoir.
« Allons », redemanda Jésus.
Un homme au premier rang lui jeta un denier. Jésus
le prit, et le rejeta.
« Pas celle-là. Une pièce en or. »
Il fallut aller la chercher chez un changeur. Dès
qu’il l’eut, Jésus la brandit.
« Qui est représenté sur cette pièce ?
— César », cria la foule.
Jésus jeta la pièce vers son propriétaire, qui
tendit le bras et réussit à l’attraper.
« Alors rendez à César ce qui est à César,
et à Dieu ce qui est à Dieu. »
La réponse fit une impression étrange sur
Judas, sentiment partagé par le reste de la foule. Si elle déjouait habilement
le piège tendu par le pharisien, elle laissait encore trop de doutes sur les
intentions de Jésus. Disait-il qu’il fallait payer l’impôt ?
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