Le Baiser de Judas
sais que Dieu a toujours été à nos côtés. J’ai été tout de suite
convaincu que l’ennemi serait vaincu par toi.
— Mais vaincu où ?
— Comment cela, vaincu où ?
— Où est la victoire, Judas ? Crois-tu
encore qu’elle est sur cette terre ?
— Et où serait elle autrement ? Je
ne comprends pas.
— Ailleurs. Elle est ailleurs. Nous ne
sommes que de passage, et cette terre n’est rien. Tout ce que je vous ai dit, et
que toi et tes compagnons n’avez pas toujours compris, vous servira dans l’autre
monde. C’est vers lui qu’il faut diriger tes efforts.
— Mais ici…
— Ici, nous ne gagnons rien réellement. Que
crois-tu que tu feras, quand tu auras chassé les Romains ? La vraie
victoire, elle est tous les jours quand tu te donnes à mon père. Là, tu leur
enlèves ce qu’ils croient être leur force parce que toi tu sais qu’après il y
aura autre chose, et que eux l’ignorent.
— Mais tu disais toi-même que les gentils
avaient droit eux aussi…
— S’ils ont eu l’intelligence de
comprendre où était la vraie vie…
— Et tous ceux qui souffrent ici ? Tous
ces malheureux qui pleurent sous le joug, qui ont vu les leurs tués, séparés, affamés…
Ce n’est pas ailleurs qu’ils ont mal. Tu veux leur dire que leur souffrance n’est
rien ?
— Elle n’est rien parce que la félicité
les attend pour plus tard. Cela aussi, je l’ai dit : le royaume des cieux
s’ouvrira d’abord pour les petits, les humbles, les malheureux.
— Mais la souffrance d’aujourd’hui ?
Tu ne me réponds pas.
— Elle est offerte à Dieu. Il saura s’en
souvenir quand le jugement sera là. »
Judas se sentait perdre pied.
« Mais enfin, tu n’as cessé toi aussi de
te plaindre des Romains, de demander leur expulsion…
— Et je continuerai de le faire. Car ni l’injustice
ni le mal ne doivent être tolérés…
— Alors…
— Alors, les récompenses ne sont pas de
ce monde. Je ne suis pas venu renverser un gouvernement. Ma révolution à moi ne
se fait pas sur cette terre. Elle aura lieu plus tard, et bouleversera le monde
comme aucune de celles que tu prépares ne pourra le faire.
— Tu ne peux pas abandonner ceux qui te
font confiance.
— Mais je ne les abandonne pas. »
Jésus haussa le ton.
« Je ne les abandonne pas. Je leur offre
une félicité qu’ils n’oseraient même pas imaginer.
— Pour plus tard…
— Je leur offre l’amour de Dieu.
— À condition qu’ils souffrent aujourd’hui.
— Pas “à condition” : qui serais-je
si je prônais la douleur ? Mais elle existe, et elle sera récompensée
là-haut.
— Je ne peux admettre que tu laisses
ainsi le mal exister sans tenter de le réduire.
— Tu es injuste. Je le combats depuis que
je le connais. Je ne crois simplement pas que le but que je poursuis soit ici.
— Le bonheur un jour peut-être contre le
malheur aujourd’hui…
— Non. L’amour tout le temps et partout, et
le salut pour ceux qui ont souffert.
— Pourtant, tout ce que nous avons fait
ensemble…
— Tout ce que nous avons fait ensemble
reste valable. Et les combats sur cette terre méritent d’être menés. Mais ils
ne sont pas un but en soi. Le vrai bonheur nous attend au ciel. »
Judas était complètement bouleversé. Il n’arrivait
plus à remettre ses idées en place, ne voyait plus qu’une chose : Jésus l’abandonnait.
Le compagnon d’armes avec lequel il avait rêvé se dérobait au dernier moment, au
nom d’un au-delà qui ne voulait pas dire grand-chose. Comment en étaient-ils
arrivés à ce point ?
« Judas… Mon ami. Moi aussi, je suis
bouleversé. Tu ne sais pas ce qui m’attend. Mais la volonté de mon père doit
être faite, et j’espère avoir le courage d’atteindre mon but. »
Judas ne l’entendait plus. Il bredouilla
quelque chose, se leva, et partit.
Tout l’après-midi, il marcha. Il ne savait
plus que penser : la défection de Jésus, leur amitié brisée, l’écroulement
de leur cause le laissaient anéanti. Quelle était cette chimère d’un bonheur de
l’au-delà, qui admettrait les souffrances de cette terre au nom d’une
amélioration à venir ? Devant ses yeux passaient et repassaient les images
de ceux qu’il avait vu espérer, souffrir, mourir : son père sur la croix, ses
camarades tués et torturés. Que pouvait signifier un combat qui ne leur
accorderait rien aujourd’hui ? Et comment un dieu qu’il croyait de
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