Le Baiser de Judas
devez manger ou non, et votre sabbat est d’une hypocrisie totale. Lequel d’entre
vous ne bougerait pas si ses biens étaient en danger pendant ce repos sacré ?
— Je ne connais personne qui le ferait. Et
certainement pas moi. »
La colère empoignait Judas, qui pourtant
refusait de laisser tomber la discussion, comme pris aux rets de son
interlocuteur. Archépios, le voyant s’enflammer, éclata de rire.
« Ne croire qu’en un seul dieu, n’est-ce
pas vite croire qu’on est soi-même dieu ? »
Judas revit souvent
Archépios et prit à discourir avec lui un plaisir qui l’étonna. Alors qu’il
avait appris à croire fanatiquement en une seule chose, il découvrait à ses
côtés le charme de l’argument, le plaisir de fonder ses idées sur la
compréhension d’une pensée et non plus sur son acceptation muette. Archépios l’éveilla
aux rudiments de la pensée grecque, lui fit assimiler le concept de logos, cette
idée bouleversante que seule la pensée pouvait donner une vague image du divin.
« L’amour de la palabre n’est-il pas la seule chose qui rassemble vraiment
les Juifs et les Grecs ? » lui répondit-il un jour que Judas s’étonnait
de supporter avec tant de bonnes grâces son discours.
Il fallut du temps au jeûne Juif pour s’habituer
à ce goût de la satire que les poètes et les philosophes romains avaient
introduit dans la vie de la cité, et à admettre que le rire n’était pas
forcément une insulte.
« Doute un peu, tu verras, ne cessait de
lui répéter Archépios, ça te fera du bien. Abandonne tes certitudes. Le doute, c’est
l’autre face de la liberté, c’est ce qui fait sa grandeur.
— Pas du tout : c’est le piège que
tend Satan à ton orgueil pour t’amener là où il veut », répondait Judas. Mais
le trait avait touché.
*
* *
De plus en plus, on
parlait à Jérusalem des désordres causés par une bande de brigands. Deux
charrettes remplies de l’argent des impôts avaient été attaquées. La seconde
fois, une dizaine d’hommes étaient restés sur le terrain, et il se racontait
que la troupe était maintenant aux abois. Ces nouvelles accablaient Judas, convaincu
qu’il s’agissait là des derniers de ses amis.
L’homme l’aborda à la sortie des bains, le
bousculant et lui glissant, comme il se retournait pour protester :
« Demain dix heures, au carrefour. »
Puis il disparut. Judas n’avait pu voir son
visage mais avait cru reconnaître la voix de Zébédée, un marchand de figues qui
avait rejoint leur groupe un an avant son arrivée chez Samuel.
Le lendemain, Judas se rendit à l’heure dite à
l’endroit où il avait vu Barabbas pour la dernière fois. Il attendit un long
moment. Déjà une dizaine de charrettes étaient passées, certaines lui proposant
de le ramener en ville.
Le conducteur de la onzième était vêtu d’un
burnous dont le capuchon lui retombait sur le visage.
« Monte à côté de moi. »
C’était Nathanaël. Le cœur de Judas bondit
dans sa poitrine. Il n’avait plus eu de nouvelles de son ami depuis si
longtemps… Il voulut l’étreindre mais se retint.
« Sois prudent, lui dit Nathanaël, qui
avait deviné son geste. Je suis censé être un marchand qui te fait faire un
bout de route. Barabbas voulait envoyer quelqu’un d’autre, mais j’ai exigé que
ce soit moi. Il fallait que je te voie. »
Il souleva son capuchon, et Judas put voir ses
yeux, qui lui parurent fiévreux.
« Nous avons vécu des jours atroces, Judas.
Barabbas est devenu fou. Il nous a entraînés dans le pire des brigandages. Nous
avons attaqué des fermes, rançonné de simples paysans. Un jour, il a poignardé
un père de famille qui refusait de nous donner du grain. La lutte contre les
Romains n’était plus qu’un prétexte. La seule chose qui l’intéressait était de
piller. Dans le groupe, tout le monde a protesté. Il a dû réaffirmer son
autorité en bannissant plusieurs d’entre nous. Pour prouver qu’il n’avait pas
encore perdu la lutte de vue, il a voulu tenter une attaque imprudente contre
un chariot d’impôts. Nous étions quinze. Dix sont restés sur le terrain. Tu en
as peut-être entendu parler ?
— Oui. Mais je ne voulais pas croire que
c’était vous.
— Hélas, si.
— Et lui ? A-t-il été tué ?
— Non. Blessé simplement. Nous avons pu
nous échapper. Il restait avec nous Zébédée, Jude et Ézéchias. Il a fallu nous
séparer. Barabbas m’a demandé
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