Le Baiser de Judas
une
servilité totale envers l’occupant. Caïphe s’était enrichi par ses prélèvements
sur les transactions passées à l’intérieur du Temple et avait fait bâtir une
maison toute en marbre blanc et en bois précieux. Ce jour-là, Jephté avait mis
les petits plats dans les grands bien que, tout fier d’un arrivage de poivre d’Abyssinie,
il en eût abusivement fait parsemer tous les plats.
Le prestige grandissant du grand prêtre, que
beaucoup considéraient comme le simple prête-nom de son beau-père Anne, ne l’empêchait
pas de dénigrer en privé les maîtres qu’il célébrait en public. Il était
puissant, bel homme, distingué. Longuement, il discourut sur le Pentateuque, attaqua
l’existence des anges, s’en prit aux mouvements messianiques et ne parla pas
une fois des marchés qu’espérait Jephté. Tout cela permit à Judas de mieux
comprendre la haine profonde que se portaient les acteurs politiques du moment,
macérant plus ou moins dans la collaboration sur un Israël en ruine divisé en
cinq provinces : les Judéens méprisaient les Galiléens, les pharisiens
exécraient les sadducéens, et tous s’en prenaient à la fois aux zélotes et aux
esséniens.
En quittant la table,
Judas avait erré à travers les rues, souillant le bas de son costume dans la
boue d’une petite pluie de fin de soirée, et s’était finalement dirigé vers la
rue des teinturiers. On lui avait dit qu’il s’y trouvait une maison de jeu
fréquentée par quelques prostituées. Plusieurs chevaux, la crinière taillée de
près à la mode romaine, attendaient devant la porte que leurs maîtres sortent. De
jeunes hommes tournaient dans les rues : l’influence grecque ne s’étendait
pas qu’aux philosophes et la pédérastie comme système d’éducation se répandait
à sa suite.
La porte était tendue d’un grand rideau de
velours rouge. Curieusement, alors que l’endroit était fréquenté
essentiellement par quelques soldats romains et des Juifs fortunés, Judas n’éprouva
aucune répugnance à y pénétrer et réussit presque, quand ce paradoxe lui sauta
aux yeux, à se convaincre qu’y venir entrait dans les promesses faites à
Barabbas.
Massés devant des tables, des hommes jouaient
aux dés. Les mains se crispaient sur les bourses, les regards étaient fixés sur
le tournoiement des petits morceaux d’os. D’autres buvaient, allongés sur des
matelas près d’une fontaine au maigre filet d’eau. L’un d’eux scella avec des
airs de grand secret un rouleau de papyrus, jetant dessus quelques gouttes de
résine chauffée à la flamme d’une bougie. Judas savait qu’il aurait dû s’attarder
un peu, traîner parmi les groupes, engager quelques conversations, mais il n’en
eut pas le courage. Une blonde vint lui demander où il avait acheté ses bottines
en peau de chacal, signe évident de richesse dont Jephté avait tenu à le parer,
et l’invita immédiatement à monter jusqu’à l’alcôve. Il fut tenté, tant cette
couleur de cheveux était rare. Leur étreinte fut mécanique. Il s’apprêtait à
partir, encore plus à cran qu’il n’était venu, quand, dans l’escalier, il
heurta Malachie. Chacun des deux reconnut l’autre. Malachie se mit à
bredouiller, presque pathétique. La fille qui l’accompagnait, devinant sa gêne,
étouffa un sourire.
« Je… Je… Peux-tu m’attendre, s’il te
plaît, cousin ? S’il te plaît ? »
Il était presque suppliant, paraissant même
prêt à renoncer à la fille de peur que Judas ne parte avant lui.
« Ne t’en fais pas. Je t’attendrai. Amuse-toi. »
La joie qui inonda le visage de Malachie
aurait fait plaisir à n’importe quelle brute, et Judas s’en sentit d’un coup
réconforté. Il attendit. Malachie devait être encore bien jeune en amour, car
il redescendit à peine dix minutes plus tard.
« Viens. »
Judas l’entraîna à l’angle de la cour.
« Eh bien, cousin Malachie, tu es donc un
habitué de cet endroit ? »
Il appuya ironiquement sur le terme. La gêne
avait d’un coup changé de camp. Lui, le pauvre aux manières frustes, empêtré
dans des habits trop riches, était soudain devenu le plus fort. Malachie le
sentit tout de suite, et l’accepta. Judas lui sut gré de cette attitude qui, plus
que toute autre, contribua à améliorer leurs relations.
Il avoua tout de suite. Oui, depuis que ses
parents étaient à Jérusalem, il venait souvent ici. Il lui arrivait même pour
financer ses
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