Le Baiser de Judas
J’ai
besoin d’aide au magasin. Quelqu’un qui serait capable de tenir un peu les
comptes, de vérifier ce qui entre et ce qui sort. Bien sûr, tu serais payé. Mais
je crois aussi que cela pourrait t’intéresser. Voilà. Prends ton temps pour
réfléchir. Ne me donne pas ta réponse tout de suite. »
Jephté recula et sortit de la pièce avant même
que Judas ait pu répondre.
La rapidité de sa décision l’étonna lui-même :
était-il donc si vite devenu docile ? Ou s’ennuyait-il sans vouloir se l’avouer
au point qu’il lui fallait un peu d’activité ? Il accepta tout de suite ce
qu’il n’aurait jamais cru même envisageable six mois plus tôt.
Il commença deux
jours plus tard. Pêle-mêle, tapis, vases, parfums, bijoux gisaient dans la
boutique.
« Voilà, lui dit Jephté. Il faudrait
mettre un peu d’ordre dans tout cela. Plusieurs caravanes sont arrivées en même
temps, et je me suis laissé déborder par l’afflux des marchandises. Range tout
cela, compte ce qu’il y a de chaque. Regarde, je vais te montrer les livres. »
Il fallut plusieurs jours à Judas pour
identifier les listes de chiffres : les entrées, les sorties, les
marchandises stockées, celles vendues, celles payées et celles qui ne l’avaient
pas encore été… Son intelligence, confrontée à un problème tout à fait nouveau
pour elle, peinait à réunir les éléments nécessaires. Jephté vint l’aider, sans
pour autant le presser. En une semaine, il maîtrisa à peu près le travail et
entreprit de ranger les marchandises.
Le premier jour où un Romain entra dans le
magasin, Judas eut envie de tout laisser tomber. Jephté passa dans l’arrière-boutique
chercher les deux vases pour lesquels l’homme venait. Judas s’était caché
derrière une colonne. Ses mains tremblaient. De lui-même, le marchand lui dit :
« Si jamais tu ne veux pas approcher les Romains, tu n’as qu’à prendre la
petite porte, là derrière. Elle donne sur une cour. En sautant le mur, tu te
retrouveras dans la rue. Reviens quand tu te sentiras mieux. »
Il ne dit rien d’autre, et sortit de la pièce.
Judas fut touché par sa sollicitude.
Un matin de nisan, où
il faisait encore frais, un décurion pénétra dans la boutique avec toute l’arrogance
du conquérant. Il cherchait du tissu pour meubler sa maison, expliqua-t-il à
Jephté qui s’était empressé auprès de lui. Avec des gestes d’une sensualité qui
tranchait sur son physique de brute, il tâtait les lourdes tentures.
L’enfant entra quelques minutes après lui. Il
traînait, derrière une béquille, un pied tordu. Une odeur saumâtre l’accompagnait.
Jephté le vit trop tard. Le temps qu’il s’avance pour le faire sortir, l’enfant
était déjà près du Romain et lui tendait une sébile. L’autre ne l’ayant pas
remarqué, il posa une main sur son bras et le secoua.
Le Romain se retourna comme si une guêpe l’avait
piqué. Il recula, l’air horrifié, manquant trébucher contre un rouleau de tissu
et, du revers de sa lourde main, gifla l’enfant si fort qu’il tomba. Sa sébile
vola en l’air, et les quelques pièces qu’elle contenait s’éparpillèrent sur le
sol.
Judas était trop loin pour bondir. Jephté
regarda l’homme, qui commençait à hurler que c’était le diable qu’on ne puisse
avoir la paix même dans les endroits distingués de cette ignoble ville, puis s’agenouilla
auprès du petit et, saisissant une étoffe de prix à sa portée, lui essuya le
visage. L’enfant ouvrit les yeux. Sans un mot, il se leva, rattrapa sa béquille,
se pencha avec une étrange distorsion pour ramasser celles de ses pièces qu’il
retrouva. Sa joue portait la marque du poing du Romain. Aucune larme n’avait
mouillé ses yeux. De sa bourse, Jephté tira deux grosses pièces d’or et les
déposa dans sa main. L’enfant sortit sans le remercier, comme hébété.
Chacun retint son souffle, attendant la colère
du Romain. Mais Jephté replongea dans ses étoffes et en tendit une à l’officier,
lui demandant comme si rien ne s’était passé : « Et celle-ci, seigneur,
qu’en pensez-vous ? » L’autre la prit, sans faire, lui non plus, la
moindre allusion à l’incident.
Judas se sentit pour la première fois envahi d’un
flot de tendresse pour le petit homme.
Il se reprocha
beaucoup par la suite la sympathie qu’il avait ressentie pour Jephté, mais ne
put plus s’en défaire. Sa conduite avec le Romain, ce courage
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