Le Baiser de Judas
sorties de puiser dans la cassette paternelle, que le brave homme,
qui n’était finalement méfiant qu’en affaires, laissait ouverte et où certains
domestiques se servaient aussi de temps en temps. Encore en Abilène, il
piaffait d’impatience de découvrir enfin la grande ville et ses mystères. Dès
son arrivée, il s’était encanaillé parmi la jeunesse locale, et menait depuis
une vie de fêtes dans la clandestinité la plus totale. Il serait donc reconnaissant
à Judas de bien vouloir rester discret. Il insista d’ailleurs plus dans cette demande
de silence sur la douleur que ses débordements causeraient à ses parents que
sur le risque qu’il courait de se les voir interdire. Cette délicatesse toucha
Judas, à qui le souvenir de sa mère revint dans cet endroit qui pourtant l’évoquait
si peu.
Le séjour chez
Jephté devint moins pénible après cette rencontre. La complicité qui unissait
désormais les deux jeunes gens permit à Judas de pouvoir, en favorisant la
débauche de son pseudo-cousin, se donner l’impression de laisser s’exprimer le
mépris qu’il ressentait pour son hôte.
Ils sortirent beaucoup ensemble. Malachie
prêta des rouleaux à Judas, en particulier ce Roman de Ninos, qui
narrait les amours de la princesse Sémiramis et du roi d’Assyrie et que toute
la Jérusalem lettrée dévorait. Il connaissait bien la jeunesse riche de la
ville, fils de commerçants, de prêtres, membres de familles qui collaboraient
avec l’occupant sans cesser d’être fiers de leur judéité. À sa suite, Judas s’introduisit
parmi eux.
« Es-tu déjà allé aux thermes ? lui
demanda-t-il une après-midi.
— Non, jamais.
— J’ai l’habitude d’y retrouver des amis.
Viens si tu veux. »
Ils allèrent jusqu’aux bains. Pour un quadrant
chacun, ils entrèrent dans les vastes vestiaires et s’enveloppèrent dans de
longs draps.
« Malachie. Nous sommes là. »
Un groupe de jeunes gens les héla. Ils étaient
une dizaine, avachis dans la vapeur, les yeux rouges et fatigués.
« Alors ? Ta Grecque ? Tu l’as
eue ? »
Malachie eut un sourire gêné, sourire qui ne
fit que relancer le rire de l’autre.
« Quoi, tu n’y es pas arrivé ? Elle
n’avait d’yeux que pour toi. Eh bien, raconte…
— Plus tard, plus tard.
— Allez, raconte ! »
Deux ou trois autres membres du groupe s’étaient
joints au premier pour réclamer un récit circonstancié de la conquête.
« Je… Je voulais vous présenter mon
cousin Judas. Il vient d’Abilène, comme nous, et habite à la maison.
— C’est donc toi le campagnard dont il
nous a parlé ! Tu as laissé tomber ta province pour venir te décrasser
avec nous ?
— Eliazar, arrête, s’il te plaît. Tu n’es
pas drôle.
— Pourquoi pas drôle ? Est-ce toi ou
non qui nous a décrit ainsi ton joyeux cousin ? Mais si tu nous l’amènes, c’est
qu’il doit avoir bien changé…
— C’est moi, mais c’était avant… avant
que je le connaisse mieux. »
Eliazar s’approcha.
« Ne m’en veux pas, cousin. J’aime bien
provoquer. Tu es le bienvenu dans notre groupe. Mais je ne sais pas si c’est là
un beau cadeau que nous te faisons. »
Le sang de Judas avait bouilli, et il était
déjà prêt à châtier l’insolent, quand celui-ci lui passa les mains autour des
épaules et le fit s’asseoir à ses côtés.
Ils revinrent
souvent aux thermes. Judas aima ce lieu : la mollesse provoquée par les
vapeurs, la visibilité réduite, l’intimité créaient un terrain favorable à des
rencontres dont le caractère unique rendait la densité plus forte. Les bains
étaient fréquentés par beaucoup de monde, image réduite du cosmopolitisme de
Jérusalem : Nabatéens, Iduméens, Abyssins s’y mêlaient aux Juifs et à
quelques Romains. Judas était convaincu de l’infériorité des étrangers, mais il
aimait à leur faire raconter leur vie, leur pays… Il lui arrivait même d’en
aborder dans la rue et de passer un moment en leur compagnie, sentant son monde
s’ouvrir. Ce sentiment, s’il ne l’amenait pas encore à remettre en cause les
aspects étriqués de sa vie, le grisait pourtant.
L’un de ces étrangers, un Grec, était souvent
là. Il lui arrivait de s’asseoir avec Malachie et ses amis, mais il ne donnait
jamais le sentiment d’être pleinement avec eux, et Eliazar, chef de file du
petit groupe, ne l’aimait guère parce qu’il n’arrivait pas à pénétrer son
mystère.
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