Le Bal Des Maudits - T 1
accolades, et des claques sur les épaules, heureux, intimes, pacifiques.
Frédérick força Margaret à se tourner vers lui et tenta de l’embrasser, mais elle esquiva son baiser. Ses larmes se transformèrent en sanglots, elle se dégagea, courut vers l’escalier, monta à sa chambre, au premier étage.
– Ces Américaines ! entendit-elle Frédérick s’exclamer. Et elles prétendent qu’elles savent boire !
Progressivement, ses larmes s’arrêtèrent. Se sentant faible et ridicule, elle fit mine de ne pas les voir, se brossa méthodiquement les dents, releva ses cheveux pour la nuit, baigna d’eau fraîche ses yeux rouges et gonflés, afin d’être aussi vivante et jolie que possible, demain matin, lorsque Joseph arriverait.
Elle se dévêtit dans la pièce propre aux murs blanchis à la chaux, ornée, au-dessus du lit, d’un Christ pensif de bois brun. Elle éteignit la lumière et s’engouffra dans le grand lit, tandis que le vent et le clair de lune se ruaient à l’intérieur de la chambre. Elle frissonna au contact des draps glacés, mais ne tarda pas à se réchauffer, sous l’épais édredon de plumes. Les draps avaient cette odeur de linge fraîchement lavé qu’elle sentait toujours, étant enfant, dans la maison de sa grand-mère, et les rideaux amidonnés murmuraient contre le cadre de la fenêtre. À présent, l’accordéoniste jouait, au rez-de-chaussée, des chansons tristes qui parlaient d’amour, d’automne et de départ, poignantes et étouffées par la distance et l’épaisseur des murs. Quelques instants plus tard, elle était endormie, son visage sérieux, paisible et enfantin livré sans défense au froid de l’extérieur.
Les rêves vous jouent fréquemment de ces tours. Une main qui court doucement sur votre peau nue. Près de vous, un corps symbolique, ténébreux, sur votre joue, une haleine étrangère, anonyme, autour de votre corps, un bras puissant, empressé…
Margaret s’éveilla.
– Restez tranquille, dit l’homme en allemand, je ne vous ferai pas de mal.
« Il a bu, pensa futilement Margaret, son haleine sent l’alcool. »
Elle resta un instant immobile, les yeux dans ces yeux inconnus qui brillaient comme deux points lumineux dans l’obscurité de leurs orbites. Experte et douce, la main de l’homme courut sur son ventre, glissa le long de sa jambe. Elle le sentit jeter sa propre jambe sur les siennes. Il était habillé, et l’étoffe épaisse et rugueuse grattait la peau de la jeune femme. Brusquement, elle se jeta à l’autre bout du lit et s’assit, mais il avait des réflexes prompts ; il l’obligea à se recoucher et lui couvrit la bouche de sa main, en ricanant.
– Petit animal, dit-il. Vive comme un écureuil.
Elle reconnut la voix.
– Ce n’est que moi, dit Frédérick. Rien qu’une petite visite. Il n’y a pas de quoi avoir peur.
Expérimentalement, il ôta la main de sa bouche.
– Tu ne crieras pas, chuchota-t-il, il est inutile de crier. En premier lieu, tout le monde est saoul. Et je dirais que tu m’as invité et qu’ensuite tu as changé d’avis. Et ils me croiront, parce que j’ai la réputation de plaire aux filles et que tu es étrangère…
– Allez-vous-en ! je vous en prie ! chuchota Margaret. Allez-vous-en, je ne le dirai à personne.
Frédérick ricana. Il était ivre, mais pas autant qu’il faisait semblant de l’être.
– Tu es mignonne, petite fille. Tu es la plus jolie fille qui soit montée jusqu’ici cette saison…
– Pourquoi voulez-vous m’avoir ?
Margaret parlait un langage qu’il était en état de comprendre, tout en s’appliquant à raidir son corps, à n’offrir à la main errante que des surfaces froides, insensibles :
– Il y en a tant d’autres qui seraient enchantées.
– C’est toi que je veux .
Frédérick l’embrassa dans le cou, avec une tendresse qu’il jugeait évidemment irrésistible.
– J’éprouve une très grande sympathie pour toi.
– Je ne vous veux pas, dit Margaret.
Emprisonnée au cœur de la nuit, dans l’obscurit é du grand lit, près de ce corps énorme et impitoyable, elle se surprit à avoir peur que son allemand lui manque, à craindre d’avoir oublié vocabulaire, construction, idiotismes, et d’être prise à cause de cette faillite d’écolière.
– Je ne vous veux pas.
– C’est toujours plus agréable, dit Frédérick, lorsque la personne fait semblant de ne pas vouloir, au début.
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