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Le Bal Des Maudits - T 1

Le Bal Des Maudits - T 1

Titel: Le Bal Des Maudits - T 1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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des douzaines de Plowman ? Si le destin n’était pas un vain mot, elle se préparait alors à le rencontrer un jour, elle se pré parait à dormir un jour près de lui, dans l’aube grise. Et lui se préparait… pour elle. Si la destinée n’était pas un vain mot. Non, impossible. Si Roger, d’une manière ou d’une autre, n’avait pas fait sa connaissance (comment avait-il fait sa connaissance ? Il faudra que je le lui demande), si Roger n’avait pas décidé, à demi ironiquement, de donner une party pour lui trouver une « femme » ; s’il y avait amené une des nombreuses autres filles qu’il connaissait, ils ne seraient pas étendus aujourd’hui l’un près de l’autre. Hasard, la seule loi de la vie. « Tu rends le temps et l’amour agréables, tu prépares des mets délectables. Mais as-tu du pognon, chérie ? Le pognon, y a qu’ça dans la vie. » Fait prisonnier dans les Philippines, à Bataan, s’il avait vécu jusque-là. Et ils étaient dans la chambre de Roger, dans le lit de Roger, parce qu’il était plus confortable. Le vieux lit de Noah penchait vers la droite. Tout avait commencé le jour où il avait levé la main vers l’exemplaire des Œuvres choisies de Yeats, sur l’étagère de la Bibliothèque municipale. S’il avait levé la main vers un autre livre, il n’aurait pas bousculé Roger, et il n’aurait jamais vécu dans cette chambre, et il n’aurait jamais rencontré Hope, et elle serait probablement couchée dans un autre lit, aujourd’hui, avec un autre homme penché sur elle, un autre homme, qui, comme Noah, penserait : « Je l’aime, je l’aime, je l’aime ». Si l’on se mettait à envisager les choses de cette façon, c’était la folie à brève échéance. La destinée était un vain mot. Aucun plan nulle part. Ni pour l’amour, ni pour la mort, ni pour la guerre. L’homme + ses intentions, = le Hasard. Équation à x inconnues. Non, impossible. Il devait y avoir un plan quelque part, mais habilement camouflé, comme les ficelles d’une bonne intrigue théâtrale. Peut-être tout devient-il clair au moment où l’on meurt, et l’on se dit, alors : « je vois, maintenant, pourquoi ce personnage a été introduit au premier acte… »
    Bataan. Difficile d’imaginer Roger répondant : « Oui, mon lieutenant », à qui que ce soit. Difficile d’imaginer Roger avec un casque sur la tête. Noah le revoyait toujours avec son vieux feutre brun, brisé, écorné. Difficile d’imaginer Roger dans une tranché e pleine de boue. Difficile d’imaginer sous les obus , dans la sauvagerie de la jungle, un homme qui était capable de jouer du Beethoven comme Roger. Difficile d’imaginer Roger perdant, même à la guerre. Roger était un vainqueur né, sans doute parce qu’il n’avait jamais l’air d’attacher une grande importance à la victoire. Sans doute parce que la victoire l’amusait. Difficile d’imaginer Roger criblé de balles ou déchiré par un obus. Difficile d’imaginer Roger en train de se rendre. Facile, par contre, de l’imaginer répondant au Jap qui exigerait sa reddition : « Non, sans blague ? Est-ce que tu plaisantes ? » Difficile d’imaginer la tombe de Roger, sous les palmiers, les os de Roger se dénudant peu à peu dans l’humidité de la jungle. Roger avait-il jamais embrassé Hope ? Probablement. Lui, et combien d’autres ? Ce visage secret posé sur l’oreiller… Combien d’autres hommes avait-elle désirés et quelles visions avaient hanté ses rêves lorsqu’elle dormait seule, dans son lit de vierge, à Brooklyn ou bien en Vermont ? Et combien, parmi ces autres hommes, gisaient à présent, morts, dans le Pacifique ? Combien de ces hommes ou de ces garçons, qu’elle avait touchés, dont elle avait rêvé et qui évoluaient encore à travers le monde, mourraient cette année ou l’année prochaine, ailleurs, n’importe où ?
    Quelle heure était-il ? Six heures et quart ! Encore cinq minutes. Ce serait comme un jour férié, aujourd’hui. Loin du tonnerre des riveteuses, des gémissements du vent dans les échafaudages, du sifflement des chalumeaux, dans les chantiers de constructions maritimes de Passaic. Il repassait aujourd’hui devant la commission de réforme et devait retourner une fois de plus à l’île du Gouverneur, pour se faire examiner. Toujours la même chose. Comme un caissier de banque amnésique, qui réadditionnerait, chaque matin, les colonnes totalisées la

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