Le Bal Des Maudits - T 1
lui-même dans un hôpital plus grand, non loin de là, consacré aux simples soldats, mais il y avait une semaine qu’il pouvait marcher avec des béquilles, et il se sentait, de nouveau, un homme libre.
– C’est très gentil à vous, Diestl, disait Hardenburg, de venir me rendre visite. Dès que vous êtes blessé, les gens ont tendance à vous traiter comme si vous aviez huit ans, et l’esprit finit par en subir les conséquences.
– J’avais hâte de vous revoir, dit Christian, pour vous dire combien je vous suis reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi. Lorsque j’ai su que vous étiez également dans l’île…
– Ridicule !
Curieux à quel point la voix cassante, sarcastique et brève de Hardenburg était demeurée la même, malgré la disparition de tout ce qui, autrement, l’avait abritée.
– Il n’est pas question de reconnaissance. Je ne vous ai pas sauvé par affection, je vous le jure !
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
– Il y avait deux places sur la motocyclette. Deux vies pouvaient être sauvées, qui, dans l’avenir, pouvaient être utiles. S’il y avait eu là quelqu’un d’autre que j’aurais jugé plus précieux que vous-même, je vous garantis que je vous aurais laissé.
– Oui, mon lieutenant, dit Christian, sans quitter des yeux la surface blanche et lisse des bandages habilement enroulés autour d’une tête qu’il avait vue, pour la dernière fois, rouge et dégoutante de sang, sur la colline au-dessus de Sollum, tandis que le bourdonnement des avions britanniques s’estompait graduellement dans le lointain.
L’infirmière entra. C’était une femme au visage maternel et gras, qui devait avoir environ quarante ans.
– Assez, dit-elle. – Et sa voix n’était pas maternelle, mais professionnelle, et plutôt ennuyée. – La visite est terminée pour aujourd’hui.
Elle attendit sur le seuil de la porte, pour être sûre du départ de Christian. Christian se leva, lentement, en s’aidant de ses béquilles. Elles faisaient un bruit mou , étouffé, sur les dalles de marbre.
– En tout cas, dit Hardenburg, je marcherai encore avec mes deux pieds.
– Oui, mon lieutenant, dit Christian. Je reviendrai vous voir, si cela vous est agréable.
– Si vous voulez, dit la voix, derrière les bandages.
– Par ici, sergent, coupa l’infirmière.
Christian sortit, maladroitement, car il ne savait pas encore très bien se servir de ses béquilles. Il était heureux de se retrouver dans le corridor, où l’on ne sentait plus l’odeur affreuse du brûlé.
– Elle ne sera pas trop bouleversée par le changement de mon apparence, disait Hardenburg d’une voix étouffée par l’épaisseur des bandages. Je lui ai écrit que j’avais été atteint à la face, et elle m’a répondu qu’elle était fière de moi et que, pour elle, cela ne changerait absolument rien.
« Pas de visage du tout, pensa Christian, quel changement, en effet ! » Mais il ne dit rien. Il était assis entre les deux lits, la jambe allongée, et ses béquilles à leur place habituelle, contre le mur.
Il rendait visite au lieutenant presque tous les jours. Le lieutenant parlait, des heures entières, et Christian répondait : « Oui, mon lieutenant » et « Non, mon lieutenant », et l’écoutait sans se lasser. L’odeur du brûlé était toujours aussi horrible, mais, le premier choc passé, à chaque visite, Christian parvenait à la supporter sans trop de peine et même, parfois à l’oublier. Enfermé dans sa cécité, Hardenburg parlait calmement, déroulant lentement, moins pour Christian que pour lui-même, le fil inter rompu de son existence, comme s’il profitait de ces vacances brutalement imposées pour faire l’inventaire de ses succès et de ses erreurs, et jauger les possibilités de son avenir. Ces conversations fascinaient Christian, et il se surprit à passer des demi-journées dans la chambre empuantie, suivant le cours oblique d’une vie, qui, malgré certaines différences primordiales, ressemblait beaucoup à la sienne. La chambre d’hôpital devenait peu à peu une sorte d’étrange compromis entre un confessionnal et une salle de conférences, un lieu où Christian trouvait ses propres erreurs clarifiées, ses propres espoirs, ses propres désirs étiquetés, cristallisés, éclaircis. La guerre était un drame en train de se jouer sur d’autres continents, un combat irréel d’ombres antagonistes, un son
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