Le Bal Des Maudits - T 1
dit-il. Ils n’iront pas plus loin.
Puis les avions étaient arrivés en rase-mottes, de la mer, noyant dans le bruit de leurs moteurs le grondement constant de la colonne. Ils arrivaient en formations régulières, en longs V harmonieux, comme à un meeting d’aviation. Ils paraissaient proches et vulnérables. Mais, chose curieuse, personne ne tirait sur eux. Christian voyait les bombes se détacher et pouvait suivre leurs trajectoires. Puis, la montagne se mit à exploser. Un camion se retourna, au bord de la route, et alla s’écraser au fond d’un ravin, cent mètres plus bas. Une botte en jaillit au dernier moment, comme si elle avait été projetée hors du camion par un homme désireux de sauver la première chose qui lui était tombée sous la main.
Puis une bombe éclata, tout près d’eux. Christian se sentit soulevé dans les airs et pensa : « Ce n’est pas juste, après être venu si loin, et au prix de tant de souffrances, ce n’est pas équitable du tout ! » Il savait qu’il était blessé, bien qu’il ne ressentît aucune souffrance, et il savait qu’il allait perdre connaissance, mais c’était plutôt agréable de se laisser glisser dans ce néant tourbillonnant et indolore. Puis il s’évanouit.
Plus tard, il rouvrit les yeux. Quelque chose l’écrasait et il essaya de se dégager, mais n’y parvint pas. L’air sentait la cordite et le roc pulvérisé et la vieille odeur de cuir et de caoutchouc et de peinture brûlée des camions mourants. Puis il vit un uniforme et un bandage et comprit qu’il s’agissait du lieutenant Hardenburg, car la voix du lieutenant Hardenburg disait calmement : « Conduisez-moi à un médecin. » La voix et les galons et le bandage étaient bien ceux du lieutenant Hardenburg, mais, à la place de son visage, il ne restait plus qu’une pulpe rouge et blanche, de laquelle émergeait la voix calme, à travers les bulles de ce qui avait été autrefois le visage du lieutenant Hardenburg, Christian était sûr d’avoir vu, autrefois, quelque chose d’analogue. Il lui était difficile de se le rappeler, parce qu’il avait tendance à s’évanouir une seconde fois, mais il finit tout de même par retrouver dans sa mémoire de quoi il s’agissait. C’était comme une grenade maladroitement ouverte, rouge et veinée de blanc, avec le jus coulant sur la lame du couteau et jusque sur l’assiette luisante. Puis il se mit à souffrir et, pendant longtemps, ne pensa plus à rien d’autre qu’à ses propres souffrances.
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I L S m’ont affirmé, disait la voix derrière les bandages que, dans deux ans d’ici, ils pourraient me refaire un visage. Je n’ai aucune illusion. Ce ne sera pas un visage d’acteur de cinéma, ce ne sera jamais qu’un visage utilitaire, mais je suis convaincu qu’il remplira parfaitement toutes les fonctions qu’on est en droit d’attendre d’un visage.
Christian avait déjà vu quelques-uns de ces visages utilitaires greffés par les chirurgiens sur les crânes ravagés qui échouaient sur leurs tables d’opération, et il ne partageait pas l’optimisme de Hardenburg, mais il répondit :
– J’en suis persuadé, mon lieutenant.
– Il est presque sûr, reprit la voix, que je pourrai, d’ici un mois, me resservir de mon œil droit, et c’est déjà une victoire énorme, même si la science est impuissante à en faire davantage.
– Certainement, mon lieutenant, dit Christian, dans l’obscurité de la chambre, au rez-de-chaussée d’une villa sise dans la belle île de Capri, sous le soleil hivernal de la baie de Naples.
Il était assis entre les lits, la jambe droite bandée e t raide devant lui, touchant à peine le sol de marbre, et ses deux béquilles posées contre le mur.
L’homme couché dans le lit voisin était un cas de brûlure, très grave, rescapé d’un tank incendié, et le brûlé gisait immobile, sous ses dix mètres de bandages, emplissant la pièce de son odeur habituelle, qui était pire que l’odeur d’un mort, mais que Hardenburg ne pouvait sentir, pour la bonne raison qu’il ne lui restait rien pour sentir. Une infirmière à l’esprit pratique avait réalisé ce fait et les avait placés côte à côte, dans la même chambre. Autrefois résidence d’été d’un riche fabricant de soie de Lyon, l’hôpital recevait chaque jour de nouveaux arrivages des résultats – chirurgicalement intéressants – de la campagne d’Afrique.
Christian était
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