Le Bal Des Maudits - T 1
repartait le lendemain pour le front. Hardenburg n’avait pas répondu, mais était demeuré immobile et rigide, sa tête bandée reposant sur son oreiller, comme un effrayant œuf d’autruche. Christian attendit un instant et conclut que le lieutenant ne l’avait pas entendu.
– Je vous ai dit que je partais demain, mon lieutenant, répéta-t-il.
– Je vous ai entendu, dit Hardenburg. Et je vous serais reconnaissant, de me procurer une baïonnette.
– Pardon, mon lieutenant ? demanda Christian. « Il ne veut pas dire : baïonnette, pensa-t-il. Ce sont les bandages qui déforment ses mots. »
– J’ai dit que je voulais une baïonnette. Apportez-la-moi demain.
– Je pars à deux heures de l’après-midi, précisa Christian.
– Apportez-la moi le matin .
Christian regarda les minces lignes évidemment inexpressives des bandages. Il n’y avait rien là qui puisse le renseigner sur ce que pensait Hardenburg et rien non plus dans le ton éternellement monocorde de sa voix.
– Je n’ai pas de baïonnette, mon lieutenant, objecta-t-il.
– Volez-en une ce soir. Vous y parviendrez aisément. N’est-ce pas ?
– Oui, mon lieutenan t.
– Je ne veux pas le fourreau. Je ne veux que la baïonnette.
– Mon lieutenant, dit Christian, je vous suis très reconnaissant, et j’aimerais vous rendre n’importe quel service, mais… Il hésita. Mais si vous avez l’intention de vous tuer, je ne veux p…
– Je n’ai pas l’intention de me tuer, coupa la voix étouffée, monocorde. Quel imbécile vous êtes ! Il y a deux mois que vous m’écoutez parler. Vous ai-je jamais donné l’impression d’un homme qui avait l’intention de se tuer ?
– Non, mon lieutenant, mais…
– C’est pour lui, dit Hardenburg.
Christian se redressa, dans le petit fauteuil de bois.
– Vous dites, mon lieutenant ?
– Pour lui, pour lui ! s’impatienta Hardenburg. L’homme qui occupe le lit voisin.
Christian se tourna lentement et regarda le brûlé. Le brûlé gisait immobile, indéchiffrable, comme toujours depuis deux mois. Christian se retourna vers l’autre amas de bandages derrière lequel gisait le lieutenant.
– Je ne comprends pas, mon lieutenant, dit-il.
– Il m’a demandé de le tuer, dit Hardenburg.
C’est très simple. Il n’a plus de mains. Il n’a plus rien. Et il veut mourir. Il a demandé au docteur de le tuer, il y a trois semaines, et l’imbécile lui a répondu de cesser de parler ainsi !
– Je ne savais pas qu’il pouvait parler, murmura Christian.
Il regarda le brûlé, une seconde fois, comme si cette nouvelle découverte dût être apparente, à travers les affreux bandages.
– Il peut parler, dit Hardenburg. Nous tenons de longues conversations, la nuit. Il parle l a nuit.
« De longues conversations, pensa Christian, entre un homme qui n’avait plus rien, et un homme qui n’avait plus de visage. De longues discussions dont l’horreur devait glacer l’air italien de cette chambre d’hôpital. » Il frissonna. Le brûlé gisait immobile, sous ses couvertures. « Il nous entend, pensa Christian, il comprend tout ce que nous disons. »
– Il était horloger, à Nuremberg, dit Hardenburg Spécialiste des chronomètres de sport. Il a trois enfants et il a décidé de mouri r. M’ apporterez-vous cette baïonnette ?
– Même si je l’apporte, dit Christian, tentant de lutter encore contre toute participation à ce suicide sans mains, sans yeux, sans voix et sans visage, même si je l’apporte, qu’en fera-t-il ? Il ne pourra pas s’en servir.
– Je m’en servirai, dit Hardenburg. Est-ce suffisamment clair ?
– Comment vous en servirez-vous ?
– Je sortirai de mon lit. J’irai jusqu’à lui et je m ’en servirai. L’apporterez-vous, maintenant ?
– Je ne savais pas que vous pouviez marcher… bégaya Christian.
L’infirmière lui avait dit que Hardenburg ne pouvait espérer faire ses premiers pas avant trois mois au moins.
Lentement, délibérément, Hardenburg rejeta ses couvertures. Sous les yeux de Christian, qui le regardait comme il eût regardé un cadavre sortir de sa tombe, Hardenburg s’assit, d’un geste mécanique, sur le bord de son lit. Puis il se mit debout. Il était vêtu d’un pyjama rapiécé et taché. Ses pieds nus étaient pâles et marbrés, sur le plancher de la villa.
– Où est l’autre lit ? demanda Hardenburg. Montrez-moi l’autre
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