Le Bal Des Maudits - T 1
de trompettes assourdies. Seule, existait réellement la petite pièce donnant su r le port ensoleillé, avec les deux silhouettes pitoyables allongées sur deux lits parallèles.
– Gretchen me sera très utile après la guerre, disait Hardenburg. Gretchen est le nom de ma femme.
– Je sais, mon lieutenant, disait Christian.
– Comment le savez-vous ? Ah ! oui ! je vous avais demandé de lui remettre un paquet.
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
– Elle est très belle, Gretchen, n’est-ce pas ?
– Oui, mon lieutenant. Très belle.
– C’est très important, dit Hardenburg. Vous seriez stupéfait si vous saviez combien de carrières militaires ont été réduites à néant par des épouses laides et maladroites. Elle est également très intelligente. Elle sait manier les gens…
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
– Avez-vous eu l’occasion de lui parler ?
– Pendant une dizaine de minutes. Elle m’a demandé de vos nouvelles.
– Elle m’aime beaucoup, dit Hardenburg.
– Oui, mon lieutenant.
– J’espère la revoir dans dix-huit mois. Mon visage sera cicatrisé d’ici là. Je ne veux pas la bouleverser inutilement. Elle me sera très précieuse. Elle sait être chez elle partout où elle se trouve. Elle est toujours à son aise. Elle trouve toujours la parole qu’il faut…
– Oui, mon lieutenant.
– À vrai dire, je ne l’aimais pas lorsque je l’ai épousée. J’étais très attaché à une femme plus âgée. Une divorcée, avec deux enfants. Très attaché. Je l’ai presque épousée. Cela aurait été ma ruine. Son père était ouvrier dans une usine métallurgique et elle avait elle-même tendance à grossir. Dans dix ans, elle sera énorme. J’ai dû me rappeler sans cesse que, dans dix ans, j’aurais des ministres et des généraux à ma table, et que ma femme devrait être une parfaite hôtesse. Elle était vulgaire, d’ailleurs, et les enfants étaient impossibles. Et pourtant, même maintenant, quand je pense à elle, j’éprouve une curieuse sensation de perte irréparable. Une femme vous a-t-elle jamais produit cet effet, sergent ?
– Oui, mon lieutenant, murmura Christian.
– Cela aurait été ma ruine, dit la voix derrière les bandages. La femme est le piège le plus perfide de l’univers. Un homme doit toujours se conduire avec intelligence, même sur ce terrain. Je méprise l’homme qui se sacrifie pour une femme. C’est la forme la plus écœurante de la faillite, de la résignation à la fatalité. Si cela ne dépendait que de moi, je ferais brûler tous les romans d’amour, en même temps que Das Kapital et les poèmes de Heine.
Et une autre fois, tandis qu’un rideau de pluie voilait à l’extérieur le petit port et la jolie baie : « … Lorsque cette guerre sera terminée, il nous faudra en faire une autre. Contre les Japonais. Il est toujours nécessaire de dominer ses alliés. C’est une chose qui n’est pas mentionnée dans Mein Kampf, peut-être à dessein ? Et ensuite, il nous faudra permettre à une autre nation de se relever et de redevenir forte, de manière à toujours avoir, quelque part, un ennemi difficile à battre. Pour être grande, une nation doit toujours tendre ses forces jusqu’à la limite de son endurance. Une grande nation est toujours à la veille de l’effondrement et toujours prompte à attaquer. Lorsque disparaît cette promptitude, l’Histoire commence à ciseler son nom sur une pierre tombale. La chute de l’Empire Romain est un exemple éternel pour les peuples intelligents. Dès qu’un peuple ne pense plus : « Qui vais-je attaquer ensuite ? » mais « Qui va m’attaquer ensuite ? » il est en route vers l’anéantissement. Défense n’est, dans la bouche des poltrons, qu’un anagramme de défaite. Il n’y a pas de triomphe dans la défense. Notre prétendue civilisation, qui n’est en réalité qu’un mélange de paresse et de crainte de la mort, est un mal sans remède. L’Angleterre est le dessert du dîner romain. Il est impossible de jouir en paix des fruits de la guerre. Ou ne peut jouir des fruits de la guerre que dans la guerre, sous peine de tout perdre. Quand les Britanniques ont regardé autour d’eux en s’écriant : « Regardez ce que nous avons conquis. Maintenant, nous allons nous y cramponner ! » tout un empire leur a filé entre les doigts. Il est toujours nécessaire de demeurer des barbares, parce que ce
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