Le Bal Des Maudits - T 1
sont toujours les barbares qui gagnent en fin de compte.
» Nous autres Allemands, avons la meilleure chance de toutes. Nous possédons une élite de gens audacieux et intelligents et une population énergique et nombreuse. D’autres nations, bien sûr – les Américains, par exemple, – possèdent autant d’hommes audacieux et intelligents et une population au moins aussi énergique. Mais nous possédons quelque chose de plus, et c’est pourquoi nous triompherons. Nous sommes dociles, et ils ne le sont pas et ne le seront probablement jamais. Nous faisons ce qu’on nous dit de faire et nous devenons, dans la main de nos chefs, des instruments qui peuvent être utilisés pour des actes décisifs. Les Américains pourront devenir de tels instruments pendant un an , deux ans, cinq ans peut-être, mais ensuite, ils se révolteront. Les Russes sont dangereux, à cause de leur nombre. Leurs chefs sont stupides, comme ils l’ont toujours été, et l’énergie de leur peuple est annihilée de par son ignorance. Leur nombre seul est dangereux, et je ne crois pas que ce soit là un facteur primordial. »
La voix continuait, comme celle d’un étudiant rêvant dans la bibliothèque de l’Université, lisant un livre tant aimé qu’il le connaît presque par cœur , la pluie traçait sur les vitres de minces traits obliques. Le brûlé gisait immobile, perdu dans son odeur affreuse, n’entendant rien, ne se souciant de rien, ayant tout oublié, hormis le pouvoir de souffrir.
Le docteur avait les cheveux gris. Il paraissait avoir soixante-dix ans. Il avait sous les yeux des poches de peau pourpre et plissée, et sa main tremblait en frappant le genou de Christian. Il était colonel et avait l’air trop vieux, même pour un colonel. Son haleine sentait le cognac, et ses petits yeux liquides cherchaient avidement sur la jambe couverte de cicatrices de Christian la trace des truquages qu’il avait si souvent rencontrés, depuis trente années qu’il examinait les soldats de l’armée du Kaiser, de l’armée des sociaux-démocrates et de l’armée du troisième Reich. « Seule, pensa Christian, l’haleine du docteur est demeurée la même au cours de ces trente ans. Les généraux ont changé, les sergents sont morts et les philosophes ont viré du Nord au Sud, mais l’haleine du docteur se parfume à la même bouteille venue de Bordeaux que le jour où l’empereur François-Joseph se tenait à Vienne auprès du monarque son frère pour passer en revue les premiers gardes saxons en route vers la Serbie. »
– Ça ira, dit le colonel, et l’infirmier militaire se hâta d’inscrire deux chiffres sur la carte de Christian.
– Excellent. Ce n’est pas très joli à voir, mais ça fera tout de même ses cinquante kilomètres par jour sans s’en apercevoir. Hein ?
– Je n’ai rien dit, mon colonel, répondit Christian.
– Service actif… Aucune raison de vous verser dans le service auxiliaire. Hein ?
Il regarda Christian méchamment, comme si celui-ci l’avait contredit.
– Oui, mon colonel, dit Christian.
Le colonel lui tapota le mollet avec impatienc e.
– Baissez la jambe de votre pantalon, sergent, dit-il.
Il regarda Christian se relever et obéir.
– Quelle était votre profession, sergent, avant la guerre.
– Professeur de ski, mon colonel.
– Hein ? Le colonel regarda Christian comme s’il venait de l’injurier. Répétez !
– Professeur de ski, mon colonel.
– Eh bien, vous ne ferez plus de ski avec ce genou-là ! C’est bon pour les enfants, de toute manière.
Il se détourna et se lava méticuleusement les mains, comme si la chair de Christian avait été d’une saleté repoussante.
– Et de temps en temps, il vous arrivera de boiter. Hein ? Pourquoi pas ? Pourquoi un homme ne boiterait-il pas, après tout ?
Il rit, exhibant, une double rangée de fausses dents jaunes.
– Comment les gens sauraient-ils que vous êtes allé à la guerre ? conclut-il en s’inondant les mains d’un liquide antiseptique, tandis que Christian sortit lentement de la pièce.
– Je vous serais reconnaissant de me procurer une baïonnette, dit Hardenburg.
Christian était assis à son chevet, regardant sa jambe étendue, toujours raide et d’une solidité douteuse. Le brûlé gisait dans le lit voisin, perdu comme toujours dans le silence antarctique de ses bandages et dans son horrible odeur. Christian venait de dire à Hardenburg qu’il
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