Le Bal Des Maudits - T 1
sortie du camp, armés de leurs précieuses permissions de vingt-quatre heures, courant vers les autobus en attente, vers les bars de la ville, vers les filles faciles et la liberté que, jusqu’au lundi matin, leur rendait l’armée.
Le silence pesa sur la chambrée, et Noah comprit que tout le monde le regardait. Lentement, Noah pivota et lit face au sergent. Rickett était un grand type solide lent bât i avec des yeux vert clair et une bouche étroite, incolore. L’absence de ses incisives supérieures, qu’il avait dû perdre autrefois, au cours de quelque bagarre oubliée, tordait curieusement ses lèvres et donnait au sergent lui-même un accent bizarre, intermittent.
– À partir de maintenant, soldat, zézaya-t-il, s z’ est mol qui vous prend szous mon aile , Eh , les gars…
Il leva la voix, à l’intention du reste de la chambrée, sans cesse de fixer sur Noah un regard malveillant.
– Les gars, je vous promets qu’s z’ est la dernière fois qu’le p’ tit Youpin fait conszigner sza chambrée le szamedi szoir. S z’ est une promessze szolennelle. Iszi Youpin, vous êtes pas dans une szale szynagogue de la Rive Gauche. Iszi, Youpin, vous êtes dans un bât iment de l’armée américaine, et sza doit êt’prope, et pas une propreté de Youpin, hein ! Une vraie propreté de Chrétien. Vous avez compris, Youpin ?
Noah regardait, incrédule, le grand sergent aux lèvres presque inexistantes, debout devant lui, bras étendus d’une couchette à l’autre. Il y avait une semaine que Rickett avait été affecté à leur compagnie, et, jusqu’alors, il n’avait pas paru prêter attention à Noah. Et jamais, au cours des mois déjà passés par Noah aux armées, personne n’avait fait allusion à sa qualité de Juif. Le regard de Noah fit le tour de la chambrée, mais ne rencontra, autour de lui, que des yeux hostiles et accusateurs.
– Première leçzon, dit Rickett, avec ce zézaiement dont, en d’autres circonstance, il était possible de rire. Enfilez vos treillis, Youpin, tout de suite, et trouvez-vous un szeau. Vous allez lavez toutes les f’ nêt’s de cette szaleté de baraque, et vous allez les laver comme un Chrétien, à ma szatiszfacszion. Enfilez vos treillis tout de suite et immédiatement, Youpin, et au boulot. Et si szes fenêt’s szont pas ausszi brillantes que l’vent’d’une putain la veille de Noël quand j’viendrai pour les inspecter. Bon Dieu, j’vous garantis qu’vous l’regretterez.
Rickett pivota languissamment et sortit de la baraque sans se hâter. Noah s’assit sur le bord de sa couchette et commença à dénouer sa cravate. Et, tandis qu’il enfilait ses treillis, il sentait sur lui les regards durs, impitoyables, de tous les autres.
Seul, Whitacre, le nouveau, ne le regardait pas ; il refaisait laborieusement son lit, que Rickett avait retourné, sur l’ordre du capitaine.
Juste avant la tombée de la nuit, Rickett revint inspecter les fenêtres.
– O. K., Youpin, dit-il. Je vais m’montrer gentil avec vous, s z’ coup-szi. J’acszepte les f’ nêt’s. Mais souvenez-vous que j’vous ai à l’œil. Et j’aime mieux vous le dire tout de suite : j’ai pas plus besoin de Juifs que de Nè g’ s, de Mexicains ou de Chinois, et, à partir de maintenant, j’aime mieux vous dire que vous allez en baver dans cette compagnie. Et pendant que vous y êtes, brûlez auszi szes bouquins. Le capitaine vous aime pas particulièrement, non plus, et szi y revois szes bouquins, je réponds plus d’vot’vie. Rompez Youpin, j’en ai marre de voir vot’szale gueule…
Tournant le dos au crépuscule Noah entra lentement dans la baraque. À l’intérieur, plusieurs hommes dormaient. D’autres jouaient au poker, au centre de la pièce, sur deux boîtes à paquetage rapprochées. Près de la porte flottait une légère odeur d’alcool, et Riker, l’homme qui dormait le plus près de la porte, était vautré sur sa couchette avec un sourire béat de pochard satisfait.
Donnelly était allongé sur sa couchette, en caleçon et tricot de corps. Il ouvrit un œil au passage de Noah.
– Ackermann, dit-il d’une voix forte, je me fous que tu aies crucifié le Christ, mais je ne te pardonnerai jamais de n’avoir pas lavé cette saloperie de fenêtre.
Puis il referma l’œil.
Noah sourit. « C’est une plaisanterie, pensa-t-il, une plaisanterie de mauvais goût, mais tout de même une plaisanterie. Et, s’ils la trouvent drôle,
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