Le Bal Des Maudits - T 1
suis vraiment navré pour Ackermann, reprit Silichner. Rendez-vous compte de tout l’argent qu’il pourrait gagner en vendant des pneus et de l’essence au marché noir, s’il n’était pas dans l’infanterie.
« Est-ce que je t’ai parlé, écrivait Noah d’une main ferme, de ce nouveau sergent que nous avons « touché la semaine dernière ? Il n’a plus de dents sur le devant et il zézaie comme une jeune fille timide le soir de son premier bal… »
– Ackermann !
Noah leva les yeux. Un caporal d’une autre chambrée se tenait au pied de sa couchette.
– On vous demande immédiatement dans la salle du rapport.
Sans se hâter, Noah glissa la lettre commencée dans son bloc de papier à lettres et rangea le tout soigneusement dans sa boîte à paquetage. Il sentait toujours sur lui les regards des autres, qui l’observaient, mesuraient ses moindres gestes. Lorsqu’il contourna les joueurs de poker, en se gardant bien de presser le pas, Silichner s’écria :
– Je parie qu’ils vont le décorer. Pour leur avoir économisé toutes ces permissions de vingt-quatre heures. Le papier est si rare, de nos jours.
Nouvel éclat de rire général, aussi artificiel, aussi prémédité que le précédent.
« Il faudra que je trouve un moyen de les faire taire, pensa Noah en sortant dans l’obscurité bleue qui recouvrait le camp. D’une façon ou d’une autre, il faudra que… »
L’air était doux à respirer, après l’atmosphère lourde de la baraque, et le silence des routes désertes, entre les longs bât iments sans étages, était doux à l’oreille, après les voix rauques et les rires des joueurs de poker. « Ils m’ont sans doute trouvé une nouvelle corvée », pensa Noah en marchant lentement le long des baraques. Il était heureux, néanmoins, de cette paix momentanée, de cette trêve momentanée avec l’armée et le monde absurde qui l’entourait.
Puis il entendit, derrière lui, un bruit de pas précipités et, avant qu’il ait eu le temps de se retourner, deux bras puissants l’avaient immobilisé, par-derrière.
– Voilà Youpin, chuchota une voix qu’il eut l’impression de connaître. C’est la dose numéro un.
Noah jeta sa tête de côté, et le coup s’abattit sur son oreille. « Ils se servent d’un gourdin, songea-t-il en tentant vainement de se dégager. Pourquoi faut-il qu’ils se servent d’un gourdin ? » Puis un second coup s’abattit, et il commença à perdre connaissance.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, la nuit était noire . Il gisait entre deux baraques, sur l’herbe sablonneuse. Son visage était douloureux et humide. Il lui fallut cinq minutes pour se traîner jusqu’au mur et pour parvenir, en s’y adossant, à occuper une position assise.
Michael pensait à de la bière. Il marchait derrière Ackermann, dans la chaleur poussiéreuse, en pensant à de la bière, à de la bière en verres, à de la bière en chopes, à de la bière en canettes, en bouteilles, en tonneaux, en gobelets d’étain, en boîtes de conserve. Il pensait à de la bière blonde, à de la bière brune, à toutes les variétés de bière – aie, stout ou porter, – à la bière tout court, à la simple bière. Au bar de la Sixième Avenue, où s’arrêtaient toujours les colonels de carrière, en revenant de l’ ile du Gouverneur, et où ils servaient la bière dans de longues flûtes que le barman réfrigérait avant de les emplir. Au restaurant chic de Hollywood, avec des reproductions des Impressionnistes français au-dessus du bar, où ils la servaient dans des chopes glacées, à soixante-quinze cents la bouteille. À son propre salon, le soir, où il buvait de la bière, en pantoufles, dans son fauteuil tapissé de velours à côtes, en parcourant les journaux du lendemain matin. Aux matches de base-ball, où ils servaient la bière dans des récipients de carton, pour que les spectateurs ne jettent pas les bouteilles à la tête de l’arbitre.
Michael marchait d’un pas ferme, malgré sa fatigue, et sa soif torturante. Ses mains étaient inertes et enflées, comme toujours après le cinquième mille, mais il avait cessé de souffrir de ces marches interminables. Ackermann haletait devant lui, peinait pour escalader la pente, cependant presque insensible, de la route.
Michael avait pitié d’Ackermann. Ackermann n’avait manifestement jamais été robuste, et les marches et les corvées incessantes ne lui avaient laissé que la peau
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