Le Bal Des Maudits - T 1
peut-être quelque chose de moi. Jusqu’à présent, ainsi que tu l’auras sans doute remarqué, je n’ai jamais eu de but précis dans la vie. C’est une maladie. Au début, ce n’est pas plus grave qu’un bouton sur le nez et on n’y prête pas attention. Trois ans plus tard, le patient est paralysé. L’armée me donnera peut-être un but dans la vie…
Il sourit.
– Conserver ma peau, ou devenir sergent, ou gagner une guerre quelconque. Ça ne te dérange pas que je joue encore un peu ?
– Bien sûr que non, dit Noah d’un ton morne.
« Il va mourir, murmurait une voix dans sa tête, Roger va mourir, ils vont le tuer. »
Roger s’assit au piano et posa ses mains sur le clavier. Il joua quelque chose que Noah n’avait jamais entendu.
– En tout cas, dit Roger en jouant en sourdine, je suis content de voir que vous vous êtes tout de même décidés…
– Comment ? demanda Noah, essayant de se souvenir s’il avait dit quoi que ce soit. Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Tu le portais sur toute ta physionomie, s’esclaffa Roger. Comme une enseigne lumineuse.
Il joua un long passage, de la main gauche.
Le lendemain, l’armée engloutit Roger. Il empêcha Noah de venir avec lui jusqu’au bureau de recrutement et lui laissa tout ce qui lui appartenait, les livres, les meubles, et même, bien qu’ils fussent beaucoup trop grands pour Noah, la totalité de ses vêtements.
– Je n’aurai besoin de rien de tout ça, dit-il, en contemplant d’un œil critique les biens de ses vingt-six années ; d’ailleurs, ce n’est que du bric-à-brac.
Il fourra dans sa poche un exemplaire de la Nouvell e
République, pour lire dans le métro, et dit en sou riant :
– Oh, quelle arme frêle j’ai là !
Adressa à Noah un dernier salut amical, enfonça son chapeau sur ses cheveux en brosse, selon son angle personnel, et, une fois pour toutes, quitta la chambre dans laquelle il avait vécu cinq années.
Noah le regarda partir, la gorge nouée, persuadé, soudain, qu’il n’aurait plus jamais d’ami et que les plus beaux jours de sa vie étaient terminés.
Occasionnellement, Noah recevait une brève note sardonique, émanant de quelque camp du Sud, et, une fois, la copie d’un ordre du jour annonçant que le soldat Roger Cannon avait été promu au grade de soldat de première classe. Puis il y eut un long silence, et, un jour, une lettre de deux pages, venue des Philippines, qui décrivait le quartier réservé de Manille et une fille mi-Hollandaise, mi-Bermudienne, qui avait le steamer Texas tatoué sur la peau du ventre. Il y avait un post-scriptum, de la large écriture de Roger : « P. S. Tiens-toi à l’écart de l’armée. Ce n’est pas pour des êtres humains. »
Évidemment, l’absence de Roger avait un avantage, et Noah se sentait la conscience coupable lorsqu’il s’apercevait à quel point elle lui facilitait la vie. À présent, Hope et lui avaient un foyer. Ils n’étaient plus des vagabonds affamés l’un de l’autre, attendant tristement dans des couloirs humides qu’un vieil oncle ait fini de lire sa Bible, des amoureux à la recherche d’un lit pour y faire leur amour, des enfants aux yeux tristes comiquement frustrés, errant au hasard sur les trottoirs de la cité.
Dans les mois qui suivirent le départ de Roger, Noah sentit qu’il avait enfin, après toutes ces années, fait la découverte de son corps. Il était plus fort qu’il l’avait cru et capable de sentir plus profondément qu’il s’y était attendu. Il le contemplait, parfois, dans le long miroir accroché derrière la porte, et, puisqu’il avait l’approbation de Hope, le trouvait plus gracieux et plus utile que jamais auparavant. « Oh, pensait-il avec gratitude en contemplant son torse nu, oh, quelle veine que je n’aie pas de poil sur la poitrine. »
Dès le jour où ils avaient possédé une chambre bien à eux, Hope s’était révélée inopinément sensuelle. Dans la chaude obscurité familière de la ville, les froides collines de son puritanisme vermontois s’étaient évanouies en fumée, et son désir répondait au désir de Noah ; leurs chairs se réclamaient avec la même ardeur. Dans le flux et le reflux étourdissant de leur amour, à l’intérieur de la chambre hétéroclite qui était devenue le secret le plus cher et le plus profond de leurs vies, le bruit des rues, la clameur des carrefours, les interpellations au Sénat, le grondement des
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