Le Bal Des Maudits - T 1
leur faire du mal, et toute l’armée avait reçu des instructions formelles de se conduire envers les Fran çais avec une correction et une politesse absolues. « Les Allemands, pensa-t-il en voyant un petit homme trébucher dans le ruisseau pour lui céder la place, ne se conduiraient pas ainsi si une armée étrangère occupait l’Allemagne. Quelle que puisse être la nationalité de cette armée. »
Il s’arrêta.
– Monsieur ! dit-il.
Le Français s’arrêta. Même dans l’obscurité, la soudaine voussure de ses épaules et son rapide mouvement de recul prouvèrent à quel point il était effrayé.
– Oui, dit le Français d’une voix tremblante. Oui, mon colonel.
– Je ne suis pas colonel, dit Christian.
Quelle forme enfantine et révoltante de la flatterie !
– Pardonnez-moi, monsieur, dit le Français. Dans l’obscurité .. .
– Vous n’avez pas à descendre dans la rue pour me laisser passer, dit Christian.
– Bien, monsieur, répondit le Français.
Mais il ne bougea pas.
– Remontez, ordonna Christian d’une voix rauque. Remontez sur le trottoir.
– Oui, monsieur, dit le Français.
Il obéit.
Je vais vous montrer mes papiers. Ils sont en règle.
– Je ne veux pas voir vos sales papiers, dit Christian.
– À votre service, monsieur.
Le Français parlait humblement.
– Ah ! coupa Christian, dégoûté. Rentrez ch ez vous .
– Oui, monsieur.
Le Français s’enfuit et Christian continua son chemin. « Une nouvelle Europe, pensa-t-il ironiquement. Une fédération d’États dynamiques. Pas avec des individus tels que celui-là. Dieu ! Si seulement la guerre finissait. » Ou si l’armée pouvait l’envoyer à un endroit moins honteusement paisible. C’était cette vie de garnison. Mi-civile, mi-militaire, avec les inconvénients des lieux. Elle corrompait l’âme, détruisait la foi, les ambitions d’un homme. Sa demande d’entrée à l’École des Cadres finirait peut-être par aboutir, et, lorsqu’il serait lieutenant, on l’enverrait en Russie ou en Afrique, et c’en serait fini de cette période de somnolence. Il avait rempli cette demande trois mois auparavant et n’en avait plus jamais entendu parler. Elle reposait sans doute sous une pile de vieux papiers, sur le bureau de quelque caporal obèse de la Wilhelmstrasse.
Tout cela était tellement différent de ce qu’il avait espéré le jour où il avait quitté son domicile, le jour où il était entré à Paris… Il se souvenait des histoires de la dernière guerre. Des amitiés de fer, formées sous le feu de l’ennemi, le sentiment viril du devoir accompli, et les flambées sporadiques d’exaltation. Il se remémorait la fin de la Montagne magique, Hans Castorp, en 1914, courant vers les lignes françaises, à travers le champ de bataille constellé de fleurs, en chantant du Beethoven. Le livre s’était terminé trop tôt. Il y aurait dû y avoir un chapitre montrant Castorp, à Liège, trois mois plus tard, en train de vérifier les pointures des godillots militaires, dans un magasin d’habillement. Ayant, à tout jamais, perdu l’envie de chanter.
Le mythe de la camaraderie guerrière ! Il l’avait frôlé, un instant, avec Brandt, sur la route de Paris, et même, une fraction d’instant, avec Hardenburg, sur le boulevard des Italiens. Mais Brandt était devenu un jeune officier important, avec un bel appartement à Paris, et qui travaillait pour un magazine militaire. Quant à Hardenburg, il avait justifié, sinon dépassé, les pires appréhensions de Christian. Et les autres hommes qui l’entouraient étaient de vulgaires cochons. Il n’y avait pas à sortir de là. Ils remerciaient Dieu, matin, midi et soir, de les laisser croupir à Rennes au lieu de les conduire devant Tripoli ou Kiev, et pas saient leurs journées à faire du marché noir avec les Français et à remplir leurs poches en vue de la difficile période d’après-guerre. Comment être camarade avec des individus pareils ? Trafiquants et embusqués en uniformes. Dès que l’un d’entre eux courait le moindre risque d’être envoyé sur l’un ou l’autre des divers fronts, il faisait usage de ses relations, distribuait des pots de vin aux employés régimentaires pour rester où il se trouvait. Christian faisait partie d’une armée de dix millions d’hommes, et jamais il n’avait été aussi seul de sa vie. Pendant sa permission, il irait à Berlin, au ministère de la
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