Le Bal Des Maudits - T 1
applaudirent.
Puis, ce furent les actualités. Hitler faisant un discours, et la Luftwaffe bombardant la capitale anglaise, et Gœring épinglant une médaille sur la poitrine d’un « as » de l’aviation, à l’issue de sa centième victoire, et l’infanterie avançant parmi les fermes incendiées, sur la route de Leningrad.
Automatiquement, Christian remarqua l’énergie et la précision avec lesquelles les hommes accomplissaient leurs missions. « Ils seraient à Moscou dans trois mois », pensait-il lourdement, et lui serait toujours à Rennes, en train de subir les injures de Hardenburg, ou d’arrêter, dans les cafés, des femmes enceintes qui avaient insulté des officiers allemands. Il y aurait bientôt de la neige, en Russie, et il était là, lui, l’un des meilleurs skieurs d’Europe, à faire le policeman dans le climat tempéré de la France occidentale. L’armée était un merveilleux instrument, mais elle comportait de graves imperfections.
Sur l’écran, l’un des hommes tomba. Il était difficile de dire s’il avait été touché ou s’il se mettait simplement à couvert, mais il ne se releva pas et la caméra passa outre. Christian sentit ses yeux se mouiller. Il avait un peu honte de lui-même, mais, chaque fois qu’il voyait un de ces films des Allemands au combat, alors due lui-même se trouvait si loin du front, il devait réprimer une forte envie de pleurer. Et il se sentait coupable et mal à l’aise et, pendant des jours après y avoir assisté, se montrait intransigeant et sec avec ses hommes. Ce n’était pas sa faute s’il était encore vivant pendant que les autres mouraient. Les voies de l’armée étaient impénétrables, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver ce sentiment de culpabilité, qui gâchait même, d’avance, ses deux semaines de permission. Le jeune Frédérick Langerman avait perdu une jambe en Latvie, et les deux fils Koch avaient été tués, et il lui serait impossible d’échapper aux regards méprisants de ses voisins lorsqu’il arriverait lui-même, entier et bien nourri, avec à son actif une pauvre petite demi-heure de combat tragi-comique, sur la route de Paris.
Il fallait que la guerre finisse bientôt. Sa vie civile, les jours faciles et insouciants sur les pentes neigeuses, les jours sans guerre et sans Hardenburg lui paraissaient soudain insupportablement doux et désirables. Bah ! les Russes étaient sur le point d’avoir leur compte, et ce serait le tour des Anglais, et il oublierait rapidement ces jours ennuyeux et sans gloire. Deux mois après que tout soit fini, les gens cesseraient de parler de la guerre, et l’employé qui avait dressé des statistiques pendant trois ans dans les bureaux de l’Intendance berlinoise recevrait autant de considération que le soldat qui, pendant le même temps, avait risqué sa peau en Pologne, en Belgique et en Russie. Un jour, peut-être, il rencontrerait Hardenburg, toujours lieutenant… ou, mieux encore, démobilisé comme « inutile ». Et il tâcherait de le trouver dans un coin, au milieu des collines, et… Il sourit amèrement en reconnaissant ce rêve puéril et perpétuel. Combien de temps le garderaient-ils après la signature de l’armistice ? Ces mois-là seraient les plus difficiles, les mois durant lesquels il faudrait attendre le bon vouloir de l’énorme machinerie administrative qu’était l’armée…
Les actualités se terminèrent. Une photo de Hitler apparut sur l’écran. Tout le monde se tint au garde-à-vous et salua et entonna le Deutschland, Deutschland über Alles.
Les lumières s’allumèrent, et Christian se dirigea lentement vers la sortie, parmi la foule des autres soldats. Ils étaient tous d’âge mûr et paraissaient fragiles et maladifs. Troupes de garnison laissées avec mépris dans une contrée paisible, tandis que les meilleurs spécimens de la race allemande livraient, à des milliers de kilomètres, les batailles de la nation. Et Christian était parmi eux. Il secoua la tête, irrité. Il valait mieux penser à autre chose, sous peine de devenir aussi mauvais que Hardenburg.
Il y avait encore, dans les rues sombres, quelques Français des deux sexes qui s’écartaient et descendaient dans le ruisseau sur son passage. Eux aussi l’ennuyaient. La timidité est une des qualités les plus exaspérantes du tempérament humain. Et c’était une timidité inutile et dépourvue de tout fondement. Il n’avait pas l’intention de
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