Le Bal Des Maudits - T 1
clameurs des crieurs de journaux paraissaient lointaines et inconséquentes.
– Quel jour sommes-nous ? demanda Hope.
– Dimanche.
Il sourit.
– Jour de repos.
– Ce n’est pas ce que je veux dire, s’impatienta-t-elle. Je sais que c’est dimanche. Mais la date ?
– Le 22, dit-il. Le 22 juin !
– Le 22 juin, chuchota la jeune fille. Je vais me souvenir de cette date. La première fois où tu m’as prise.
Lorsque Noah arriva chez eux, Roger n’était pas encore couché. Debout devant la porte, dans le vestibule obscur, tentant de se composer un visage impassible, sur lequel rien ne puisse être lu des événements de la nuit, Noah entendit le piano, à l’intérieur de l’appartement. C’était un air de jazz, triste, hésitant et mélancolique, un air de blues, et Roger improvisait tant qu’il était difficile de reconnaître la mélodie. Noah écouta deux ou trois minutes, avant d’ouvrir la porte et d’entrer. Roger le salua de la main, sans se retourner, et continua à jouer. Une seule lampe était allumée, dans un coin, et la chambre paraissait immense et mystérieuse. Noah se laissa tomber sur la vieille chaise de cuir, près de la fenêtre. À l’extérieur, la ville dormait. Les rideaux bougeaient un peu au gré de la brise légère qui pénétrait par l’entrebâillement de la fenêtre. Noah ferma les yeux, écoutant les accords incohérents et tristes. Il avait l’impression étrange de pouvoir sentir chacun de ses os, chacun de ses muscles, chacun de ses nerfs, vivants et las, trembler au rythme de la musique.
Au beau milieu d’un motif, Roger s’arrêta. Il resta assis au piano, ses longues mains posées sur le clavier, les yeux fixés sur le vieux bois poli. Puis il se retourna.
– La maison est à toi, dit-il.
– Quoi ?
Noah ouvrit les yeux.
– Je m’en vais demain, dit Roger.
Il parlait comme s’il continuait une conversation avec lui-même commencée plusieurs heures auparavant.
– Quoi ?
Noah regarda son ami de plus près, pour voir s’il n’avait pas bu.
– L’armée. Le Parti est épuisé. Ils commencent à prendre les civils.
Noah le regarda, abasourdi, comme s’il lui eût été impossible de comprendre les mots dont Roger se servait. « Un autre jour, j’aurais mieux compris, pensait-il. Mais ce soir ; tant de choses sont arrivées ce soir. »
– Je suppose, dit Roger, que la nouvelle a atteint Brooklyn ?
– Au sujet des Russes ?
– Au sujet des Russes.
– Oui.
– Je vais voler au secours des Russes, dit Roger.
– Hein ? s’exclama Noah. Tu vas t’engager dans l’armée russe ?
Roger éclata de rire et gagna la fenêtre. Il s’y tint immobile, une main accrochée au rideau, le regard perdu à l’extérieur.
– Pas exactement, dit-il. L’armée des États-Unis, simplement.
– Je vais avec toi, dit soudain Noah.
– Merci, dit Roger. Mais ne sois pas idiot. Attends qu’ils t’appellent.
– Ils ne t’ont pas encore appelé ! protesta Noah.
– Pas encore. Mais je suis pressé.
Roger fit un nœud au rideau, d’un air absorbé, et le redénoua.
– Je suis plus vieux que toi. Attends qu’ils viennent te chercher. Ce sera toujours assez tôt.
– À t’entendre, dit Noah, on croirait que tu as quatre-vingts ans.
Roger rit et se retourna.
– Pardonne-moi, fiston, dit-il.
Puis, sérieusement :
– Je ne m’en suis pas occupé, aussi longtemps que c’était possible, dit-il. Lorsque j’ai entendu la radio, aujourd’hui, j’ai compris qu’il ne m’était plus possible de m’en désintéresser. À partir de maintenant, je ne serai quelque chose à mes propres yeux qu’avec un fusil à la main. De la Finlande à la mer Noire – et Noah se souvint, soudain, de la voix du speaker – de la Finlande à la mer Noire et de la mer Noire à l’Hudson et de l’Hudson à Roger Cannon. Nous y serons bientôt jusqu’au cou, de toute manière. Je préfère aller au-devant. J’ai attendu toute ma vie que les événements viennent à moi. Je vais sauter sur celui-là, à pieds joints. Que diable, je descends d’une grande famille de soldats !
Il ricana.
– Mon grand-père a déserté à Antietam, et mon vieux a laissé trois enfants naturels à Soissons.
– Et crois-tu que ça changera quelque chose ? dit Noah.
Roger sourit.
– Ne me demande pas ça, fiston. Ne me demande jamais ça.
Puis il parla p lus sobrement.
– Ça fera
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