Le Bal Des Maudits - T 2
conscience de cocktail-party, ni me demander de vous donner une croix pour vous y crucifier. J’ai du travail pardessus la tête, et je n’ai pas le temps de dresser des croix pour vous autres soldats de première classe mal dégrossis de Harvard.
– Je ne suis pas allé à Harvard, dit bêtement Michael.
– Ne me parlez jamais de ce transfert, soldat Whitacre, dit Pavone. Bonne nuit.
– Bien, mon colonel. Merci, mon colonel, dit Michael.
Pavone tourna les talons et disparut en traînant les pieds dans l’obscurité saturée de pluie.
« Le salaud, pensa Michael, profondément blessé. Et ça prouve, une fois de plus, qu’il ne faut jamais faire confiance à un officier. » Lentement, il longea la ligne de tentes individuelles, ombres noires dans l’obscurité. Il était vexé et embarrassé. Jusque dans les moindres détails, la guerre ne se passait jamais comme il s’y était attendu. Il plongea la main sous sa propre toile de tente, y cueillit sa bouteille de calvados. Il en but une longue gorgée. L’alcool brut incendia sa poitrine. « Je mourrai probablement d’un ulcère du duodénum, pensa Michael, près de Cherbourg, dans un hôpital de campagne. Je serai enterré dans le même cimetière que ceux de la première et de la vingt-neuvième division, morts en prenant des fortins et des cités pittoresques, et les Français viendront fleurir ma tombe, le dimanche, en témoignage de leur gratitude. » Il but une seconde gorgée, vidant la fiole, qu’il replaça soigneusement sous son tapis de sol.
Puis il reprit sa route. « Tout le monde est en fuite devant quelque chose, pensa-t-il, à travers les brumes du calvados, en fuite devant des Lesbiennes, devant des parents juifs ou italiens, devant des épouses frigides et des frères médaillés, devant l’infanterie et ses propres regrets, devant sa conscience et devant sa vie gâchée. Il serait intéressant de savoir devant quoi fuient les Allemands, à dix kilomètres de là. Deux armées en fuite, l’une vers l’autre, devant les souvenirs épouvantables de la paix.
« Oh, Dieu, pensa Michael, regardant le premier rayon de l’aube naître au-dessus de l’armée allemande, oh, Dieu ! comme il ferait bon mourir aujourd’hui. »
30
CE fut à neuf heures que l’aviation commença à les survoler. B-17, B-24, Mitchells, Maraudeurs. Noah n’avait jamais vu autant d’avions de sa vie. On eût dit les escadrilles des affiches de recrutement, implacables, ordonnées, brillant dans un ciel miraculeusement bleu, hommage palpable à l’infatigable énergie des usines américaines. Noah se mit debout dans le trou au fond duquel il vivait depuis une semaine avec Burnecker, observant les impeccables formations avec un grand intérêt.
– Il est bien temps, dit amèrement Burnecker. Ces salopards d’aviateurs. Il y a trois jours qu’ils auraient dû arriver.
Noah regardait, sans mot dire, tandis que la D. C. A. allemande commençait à fleurir dans le ciel en corolles noires, parmi les silhouettes scintillantes des appareils. Çà et là, un avion touché quittait sa formation. Quelques-uns des avions atteints viraient de bord, et, traînant après eux de longues arabesques de fumée noire, planaient en direction de champs amis, derrière les lignes. D’autres explosaient silencieusement, dans le ciel aveuglant, et retombaient en boules de flammes et de fumée. Des parachutes s’ouvraient, çà et là, et se balançaient mollement au-dessus du champ de bataille, parasols de soie blanche déployés par ce beau matin ensoleillé d’un été français.
Burnecker avait raison. L’attaque devait avoir lieu trois jours auparavant. Mais les conditions atmosphériques ne s’y étaient pas prêtées. La veille, quelques appareils avaient effectué une première sortie, mais le plafond s’était abaissé, et, après un bombardement préliminaire, les avions avaient rejoint leurs bases, l’infanterie avait rejoint ses trous. Mais aujourd’hui, aucun doute possible, c’était l’offensive.
– Il fait assez beau, aujourd’hui, dit Burnecker, pour exterminer de dix mille mètres toute l’armée allemande.
À onze heures, lorsque l’aviation aurait théoriquement détruit ou démoralisé toute opposition ennemie, l’infanterie devait attaquer, ouvrir une brèche pour les éléments blindés, et la maintenir ouverte pour permettre aux divisions fraîches motorisées de s’enfoncer profondément à
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