Le Bal Des Maudits - T 2
de Pavone célébrait la beauté de la maîtresse qu’il avait entretenue, tant d’années auparavant, dans un appartement de Central Park.
– J’étais fou d’elle. Je dépensais tout mon argent pour elle et je pensais à elle toute la journée. Quand on a dix-neuf ans et une bobine aussi comique que la mienne, la gratitude peut vous déranger l’esprit. On ne voit pas ce que voient n’importe quel liftier ou n’importe quelle bonniche noire dès qu’ils vous aperçoivent en compagnie de la fille. Elle avait une amie. Une fille de Minneapolis, qui travaillait dans la même boîte de nuit. Je les emmenais dîner toutes les deux, presque tous les soirs. Elles me donnaient l’impression d’être un grand type, riaient à mes plaisanteries, m’offraient des petits cadeaux qu’elles avaient achetés pour moi, secouaient leurs têtes et s’inquiétaient de me voir trop boire et trop fumer. Avec deux femmes comme ça, on se sent plus important que le président des États-Unis. A dix-neuf ans, je me considérais comme le spécimen le plus rare et le plus prometteur qui se soit jamais manifesté dans l’île de Manhattan. Et puis, un après-midi, je suis rentré trop tôt, et je les ai trouvées couchées ensemble.
Pavone s’arrêta, tira pensivement sur le coin de la bâche d’un camion transporteur de munitions stationné sous un arbre.
– Je n’oublierai jamais leurs regards, quand je suis entré dans la chambre. Froids, haineux, méprisants… Et puis, ma maîtresse s’est esclaffée. Je me rappelle la première chose qui me soit passée par la tête : « Elles rient de moi parce que je suis un macaroni. » Je les ai corrigées. Je les ai frappées jusqu’à ce que je ne puisse plus lever les bras. Elles ont essayé de m’échapper, mais elles n’ont pas ouvert la bouche. Elles n’ont pas crié, ni supplié, ni répondu quoi que ce soit. Elles ont couru dans l’appartement, toutes nues, tombant et se relevant et sans jamais dire un mot, jusqu’à ce que j’en aie assez et que je m’en aille. Quand je me suis retrouvé dans la rue, j’étais persuadé que tout le monde le savait, que tous les habitants de la ville savaient que j’étais un imbécile, que je n’étais pas un homme… Je n’ai pas pu le supporter. Je suis allé au bureau de la Compagnie Générale Transatlantique, et je me suis embarqué, le lendemain, sur le Champlain. Je n’ai pas dessaoulé de toute la traversée, et je suis arrivé à Paris avec quarante dollars en poche… Depuis, je n’ai jamais cessé de fuir cette chambre à coucher… Bon Dieu ! conclut-il en levant les yeux vers le ciel couvert, vingt ans après, dans un trou, au milieu d’un raid aérien, je me suis réveillé avec la même impression que ce jour-là, en rougissant des pieds à la tête. Merci de m’avoir écouté, dit-il brusquement. S’il fait assez noir, ou si je suis assez ivre, je peux raconter cette histoire. Et ça me soulage énormément. Bonsoir. Je vais me coucher.
– Mon colonel, commença Michael. Je voulais vous demander une faveur.
– Quoi ?
Pavone s’arrêta et revint vers Michael.
– Je voulais vous demander de me faire transférer dans une unité combattante, dit Michael, furieux de ne pouvoir le dire sans paraître bêtement héroïque.
Pavone ricana amèrement.
– Quelle chambre à coucher fuyez-vous ? demanda-t-il.
– Ce n’est pas ça, mon colonel, dit Michael, encouragé par l’obscurité. C’est juste que je voudrais sentir… que je sers à quelque chose… je…
– Quel égotisme ! coupa Pavone, et sa voix haineuse surprit Michael. Seigneur, que je déteste les soldats intellectuels ! Vous vous imaginez que l’armée n’a rien d’autre à faire que de vous mettre en position de consentir le petit sacrifice nécessaire au repos de vos obscures petites consciences ! Vous n’êtes pas content de votre place ? s’informa-t-il d’une voix rauque. Conduire une Jeep ne vous paraît pas assez honorifique pour un ancien universitaire. Vous ne serez heureux que quand vous aurez reçu une balle dans le c… ? Vos scrupules n’intéressent pas l’armée, monsieur Whitacre. L’armée se servira de vous quand elle aura besoin de vous, ne vous inquiétez pas. Peut-être une seule minute en quatre ans, mais elle se servira de vous. Et peut-être vous faudra-t-il mourir au cours de cette malheureuse minute, mais, en attendant, ne venez pas me casser les pieds avec votre satanée
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