Le Bal Des Maudits - T 2
trouvait un fossé, et qui barrait en diagonale le paysage uniformément vert. L’artillerie tirait toujours au-dessus de leurs têtes, mais on n’entendait aucune arme de petit calibre. Les avions étaient repartis pour l’Angleterre, laissant le sol jonché d’étroites bandes d’aluminium qu’ils avaient lâchées derrière eux pour brouiller les appareils de radar allemands. Le soleil se reflétait sur les minces fragments de métal, qui resplendissaient un peu partout, sur le riche tapis vert, et attiraient incessamment le regard de Noah.
La longue ligne parut mettre un temps infini pour parvenir à l’abri du talus, mais l’atteignit en fin de compte. Automatiquement, sans se concerter, et bien qu’aucun coup de feu n’eût encore été tiré, les hommes se jetèrent dans le fossé, contre la pente herbeuse du talus protecteur et y demeurèrent allongés, comme si ce talus avait été leur objectif et qu’il leur eût fallu durement combattre pour y parvenir.
– Maniez-vous le train !
C’était la voix de Rickett, le même ton, le même vocabulaire, que la voix commandât, en Floride, de nettoyer une latrine, ou de prendre, en Normandie, une batterie de mitrailleuse.
– La guerre est pas finie. Szortez de ze fosszé !
Noah et Burnecker gisaient côte à côte, têtes baissées, contre l’herbe grasse du talus, feignant d’ignorer la présence de Rickett, feignant d’ignorer l’existence de Rickett.
Trois ou quatre des nouveaux se levèrent dans le cliquetis de leurs équipements et escaladèrent lourdement le talus. Rickett les suivit et se tint au sommet du talus, hurlant à l’adresse de tous les autres : « En avant ! maniez-vous le train ! maniez-vous le train ! »
À contre cœur, Burnecker et Noah se levèrent et grimpèrent le long de la courte pente glissante. Autour d’eux, le reste de la compagnie imitait lentement leur exemple. Parvenu le premier au sommet du talus, Burnecker aida Noah. Ils s’y tinrent un instant, immobiles, regardant le paysage. Un long champ clairsemé de vaches éventrées s’étendait sous leurs yeux, barré, au loin, par une rangée d’arbres et de haies vives. Tout paraissait tranquille. Les trois ou quatre reclassés qui avaient grimpé les premiers marchaient à pas lents entre les vaches mortes, et Rickett gueulait toujours.
Tout en suivant machinalement les nouveaux, à travers le champ silencieux, Noah se mit à détester Rickett plus sauvagement encore.
Puis, sans crier gare, les mitrailleuses se mirent à tirer. Il y eut, autour d’eux, les cris aigus des balles, et plusieurs hommes tombèrent avant que leur parvienne, étouffé par la distance, le crépitement mécanique des mitrailleuses elles-mêmes.
La ligne hésita. Les hommes regardaient, affolés, les haies énigmatiques desquelles jaillissait la mort.
– En avant ! en avant ! hurlait la voix de Rickett, par-dessus le vacarme des mitrailleuses. En avant ! continuez !
Mais la moitié des hommes gisaient à présent sur le sol. Noah saisit le bras de Burnecker ; ils tournèrent bride et, plies en deux, coururent vers le talus. Ils plongèrent, plutôt qu’ils ne sautèrent, dans la sécurité verte du fossé. Un par un, les autres franchirent le talus, en sens inverse, et s’écroulèrent, épuisés, hors d’haleine, dans le fossé. Rickett apparut au sommet du talus, chancelant, agitant convulsivement les bras, tentant de crier quelque chose à travers un amas sanglant qui avait remplacé sa gorge. Il fut touché une seconde fois et tomba, sur Noah, la tête la première. Noah sentit sur son visage l’humidité brûlante du sang de Rickett. Il tenta de repousser le sergent, mais Rickett se cramponnait aux épaules de Noah, les mains crispées aux courroies de soutien de son paquetage.
– Oh, les szalauds ! grogna distinctement Rickett. Oh, les szalauds !
Puis il lâcha Noah et glissa à ses pieds, dans le fossé.
– Mort, dit Burnecker. L’enfant de salaud est tout de même mort !
Burnecker repoussa le corps de Rickett, tandis que Noah essuyait son visage.
Le feu cessa, et le silence retomba, en dehors des cris que poussaient les blessés, de l’autre côté du talus. Dès qu’un homme tentait de regarder dans le champ, pour voir ce qu’il était possible de faire, une rafale de mitrailleuse fauchait l’herbe, au sommet du talus. Bientôt, personne ne bougea plus. Les derniers survivants de la compagnie demeurèrent immobiles, vidés au
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