Le Bal Des Maudits - T 2
eux.
– Allons, les enfants, l’entendit déclarer Noah, lorsqu’il parvint à sa hauteur, et sa voix était calme, nullement autoritaire. Debout, les enfants ! On ne peut pas rester ici toute la journée. Debout ! nous tenons toute la ligne et il faut que nous avancions. Jusqu’à la prochaine rangée de haies, les enfants, je ne vous en demande pas davantage…
Noah vit soudain la main gauche du général exécuter un mouvement convulsif. Du sang se mit à couler, le long de son poignet. La bouche du général se tordit imperceptiblement et il continua de parler, sur le même ton calme, en serrant sa badine un peu plus fort. Il s’arrêta juste en face de Noah et de Burnecker.
– Allons, les enfants, disait-il avec bonté, montez ici avec moi.
Noah le regarda. Le visage du général était maigre, triste et beau, un visage de savant ou de médecin, osseux, intellectuel et grave. Ce visage troublait Noah, lui donnait l’impression, depuis le début, d’avoir toujours été dupé par l’armée. Et, tout en contemplant ce visage triste et courageux, il se dit qu’il était intolérable que lui, Noah, puisse refuser quoi que ce soit à un tel homme.
Il escalada le talus et sentit, près de lui, démarier Burnecker. Un petit sourire complice détendit un instant la physionomie du général.
– C’est ça, les enfants, dit-il.
Il frappa sur l’épaule de Noah. Burnecker et Noah parcoururent au galop une quinzaine de mètres et sautèrent dans un trou. Noah se retourna. Le général était toujours debout sur le talus, bien que le feu fût particulièrement nourri, dans ce secteur, et, sur toute la surface du champ, des hommes couraient et avançaient par bonds successifs.
« Les généraux », pensa-t-il vaguement, en se retournant vers l’ennemi. Il n’avait jamais su à quoi servaient les généraux, jusqu’à ce jour…
Burnecker et lui sautèrent de leur trou au moment où deux autres y plongeaient à leur tour. La compagnie chargeait enfin. Ce qui restait de la compagnie-
Vingt minutes plus tard, ils avaient atteint la haie à travers laquelle avaient tiré les mitrailleuses ennemies. Les mortiers avaient détruit l’un des nids situés dans un coin du champ, et les autres mitrailleurs avaient vidé les lieux avant l’arrivée de Noah et de la compagnie.
Pesamment, Noah s’agenouilla près des sacs de sable qui encadraient la position habilement camouflée. Les cadavres de trois Allemands entouraient la mitrailleuse détruite. L’un des Allemands était encore accroupi derrière elle. Burnecker le poussa du bout de son brodequin. L’Allemand oscilla et tomba sur le côté.
Noah regarda ailleurs et but une gorgée de l’eau de son bidon. La soif mettait un goût de cuivre dans sa gorge desséchée. Il ne s’était pas servi de son fusil, mais il avait mal aux bras et aux jambes, comme s’il avait dû en subir le recul des douzaines et des douzaines de fois.
Il regarda à travers la haie. Trois cents mètres plus loin, au-delà des vaches mortes et des trous de bombes habituels, s’élevait une autre haie, à travers laquelle tiraient d’autres mitrailleuses. Il soupira en voyant le lieutenant Green se diriger vers lui, criant aux hommes de continuer, de courir, de mourir encore. Il se demanda vaguement ce qu’était devenu le général. Puis Burnecker et lui sortirent de leur abri et foncèrent.
Noah fut touché dès les premiers pas, et Burnecker le ramena à l’abri de la haie.
Un infirmier arriva, étonnamment vite. Noah avait déjà perdu une grande quantité de sang. Il se sentait froid et lointain et le visage de l’infirmier flottait nébuleusement au-dessus de lui. L’infirmier était un petit Grec affligé d’un net strabisme et d’une moustache incroyable. Les yeux bruns au regard convergent, et la longue et fine moustache paraissaient animés d’une vie indépendante et voltigeaient bizarrement alentour, tandis qu’avec l’aide de Burnecker, l’infirmier lui faisait une transfusion. « La commotion », se rappela Noah. Pendant la dernière guerre, un homme pouvait être touché, se sentir parfaitement bien, et – il avait lu ça dans un magazine – trépasser dix minutes plus tard. Cette guerre-ci était différente. C’était une guerre à la page, une guerre dernier cri, avec du sang de rechange. Le Grec bigle lui fit également une injection de morphine, ce qui était très gentil de sa part et sans appel du corps médical… Bizarre
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