Le Bal Des Maudits - T 2
Ne vous imaginez pas que cela m’ait été facile.
Je suis loin d’être insensible au charme des jeunes hommes. Et vous étiez si beau, sergent !…
La voix hypnotique, musicale, qui murmurait nonchalamment dans la pièce civilisée, assombrie, paraissait étrangement irréelle et lointaine.
– Si empli de votre conquête, si arrogant, si beau. Il m’a fallu toute mon énorme maîtrise de moi-même… Vous êtes moins arrogant, aujourd’hui, n’est-pas sergent ?
– Oui, dit Christian, oscillant lui-même entre le sommeil et l’état de veille, à la dérive sur une douce marée parfumée et subtilement dangereuse. Beaucoup moins arrogant.
– Vous êtes très fatigué, murmura-t-elle. Un peu de gris aux tempes. Et j’ai remarqué que vous boitiez un peu. En 1940, il semblait impossible que vous puissiez un jour être fatigué. Vous pouviez mourir, alors, dans une flamme glorieuse, mais jamais être fatigué, jamais… Vous êtes très différent, aujourd’hui sergent. Sans doute ne vous trouverait-on plus très beau, aujourd’hui, avec votre claudication, vos tempes grisonnantes et votre visage amaigri… Mais je vais vous dire quelque chose, sergent. Je suis une femme aux goûts bizarres. Votre uniforme ne brille plus. Votre visage est las. Personne ne croirait jamais que vous ayez pu évoquer un jour le jeune dieu de la guerre mécanisée…
Le dernier écho d’un rire intérieur trembla une seconde dans sa voix, et elle conclut :
– Mais je vous trouve beaucoup plus attirant, ce soir, sergent, infiniment plus attirant…
Elle se tut. L’opium de sa voix s’évanouit parmi les coussins et les ombres du canapé.
Christian se leva, s’approcha d’elle et la regarda un long moment. Elle le regardait, les yeux grands ouverts, avec un sourire candide.
Vivement, il s’agenouilla et la prit dans ses bras.
Il était allongé près d’elle, dans le grand lit sombre. Les rideaux de la fenêtre étaient ouverts et tremblaient lentement au gré de la brise estivale. Les rayons argentés d’une lune discrète se jouaient sur le secrétaire, la coiffeuse et la chaise sur laquelle ses vêtements gisaient en désordre.
Cela avait été une expérience inoubliable, passionnée, savante, submergeante, une étape sensuelle dans son voyage parmi les femmes, un afflux de désir sans réticence qui avait balayé les longues heures de fuite, le souvenir des odeurs affreuses du convoi massacré, le jeune Français mourant, la bicyclette haineuse, la retraite tâtonnante, sur les routes encombrées, dans la petite voiture anglaise. Tout avait disparu, ici, dans ce lit magique sous la clarté blême de la lune. Pour la première fois depuis son arrivée en France tant d’années auparavant, pensa Christian, pour la première fois, et alors qu’il était presque trop tard, la promesse en laquelle il avait cru, et qu’il avait finalement oubliée, la promesse de femmes magnifiques et magnifiquement accomplies s’était enfin réalisée.
La germanophobe… Il sourit, tourna la tête. Allongée près de lui, cheveux répandus sur l’oreiller en une masse vivante et sombre, les yeux de nouveau mystérieux dans la lumière incertaine, Françoise toucha doucement le corps de Christian, du bout des doigts, et sourit.
– Tu vois, souffla-t-elle. Tu n’étais pas tellement fatigué, après tout.
Ensemble, ils s’esclaffèrent. Christian l’enlaça, promena ses lèvres sur le riche espace de peau satinée, entre ses seins et ses épaules, noyé dans le double parfum vivant de ses cheveux et de sa chair.
– Il y a quelque chose à dire sur toutes les retraites, chuchota Françoise.
Par la fenêtre ouverte montait un bruit de soldats en marche, un bruit lointain, rythmiquement militaire, agréable et sans signification, parce qu’il l’entendait d’une chambre secrète, à travers les cheveux emmêlés de sa maîtresse nue.
– Je le savais, dès que je t’ai vu, dit Françoise. La première fois, il y a longtemps, je savais que cela pourrait être ainsi. Formidable.
– Pourquoi as-tu attendu si longtemps ?
Christian recula un peu, regardant, au plafond, les
jeux, réfléchis par un miroir, des rayons de lune.
– Dieu, le temps que nous avons perdu. Pourquoi n’as-tu pas parlé, alors ?
– Je ne faisais pas l’amour avec des Allemands, en ce temps-là, répliqua Françoise. Je ne pensais pas qu’il soit admirable de tout abandonner aux conquérants. Tu ne me croiras
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