Le Bal Des Maudits - T 2
la cité endormie, les cheminées brillantes sous la lune, les rues pâles serpentant entre les immeubles, avec leurs souvenirs de siècles révolus, le fleuve coulant au loin sous ses ponts historiques. Il réentendit la patrouille, furtive et brave dans l’air calme, et la vit un instant, alors qu’elle traversait un carrefour. Cinq hommes marchant prudemment et audacieusement à la fois, dans les rues nocturnes de l’ennemi, vulnérables, résolus, pathétiques, ses amis…
Rapidement, silencieusement, Christian s’habilla. Françoise remua dans le lit, jeta languissamment son bras nu en travers de la place chaude et vide laissée près d’elle par son amant. Mais elle ne s’éveilla pas.
Ses bottes à la main, Christian se dirigea vers la porte. Il l’ouvrit doucement, sans bruit. Au moment de sortir, il se retourna. Françoise était toujours allongée comme il l’avait laissée, le bras tendu vers son amant conquis en un geste de volupté rassasiée et de troublante invitation. Christian crut voir, sur son visage, un nouveau sourire sensuel et victorieux.
Christian se glissa hors de la chambre et referma la porte derrière lui.
Un quart d’heure plus tard, il se tenait au garde-à-vous devant le bureau d’un colonel de S. S. Dans la cité endormie, les S. S. ne dormaient pas. Leurs locaux étaient brillamment éclairés, des hommes circulaient en tous sens, les machines à écrire et à télétyper cliquetaient, inlassables, et l’ensemble donnait l’impression irréelle d’une usine tournant à plein rendement, entre les mains compétentes d’une équipe de nuit.
Le colonel était bien éveillé. Il était petit, trapu, et portait de grosses lunettes à monture de corne, mais il n’avait nullement l’allure d’un employé de bureau. Il avait une bouche sans lèvres, et ses yeux grossis par l’épaisseur de ses verres étaient froidement investigateurs. Il se tenait comme une arme toujours prête à frapper.
– Très bien, sergent, disait-il. Vous allez retourner avec le lieutenant von Schlain, lui montrer la maison et identifier le déserteur et les deux femmes qui l’abritent.
– Oui, mon colonel, dit Christian.
– Vous avez eu raison de supposer que votre organisation n’existait plus en tant qu’unité militaire, poursuivit le colonel. Elle a été débordée et complètement anéantie. Vous vous êtes sauvé vous-même avec beaucoup de courage et d’ingéniosité…
Christian eût été incapable de dire si le colonel parlait ou non avec ironie, et il se sentait plutôt mal à l’aise. La technique du colonel, pensa-t-il, consistait à mettre les gens mal à l’aise, mais il y avait tout de même une chance qu’il soit sincère.
– Je vais vous faire renvoyer en Allemagne pour une courte permission, continua le colonel, les yeux brillants derrière ses lunettes, et affecter sur place à une nouvelle unité. Bientôt, sergent, conclut-il d’une voix inexpressive, nous aurons besoin d’hommes comme vous sur le territoire de la mère patrie. C’est tout. Heil Hitler !
Christian salua et sortit en compagnie du lieutenant von Schlain, qui, lui aussi, portait des lunettes.
Seul avec le lieutenant von Schlain, dans la petite voiture qui précédait le camion des soldats, Christian s’informa à voix basse :
– Que va-t-il lui arriver ?
Von Schlain bâilla, ôta ses lunettes.
– Oh ! lui, nous le fusillerons demain. Nous fusillons chaque jour une douzaine de déserteurs, et maintenant, avec la retraite, nous ne sommes pas près de manquer d’hommes à fusiller.
Il remit ses lunettes, regarda autour de lui.
– Est-ce cette rue-là ?
– Oui, dit Christian. Arrêtez-vous ici.
La petite voiture s’arrêta devant la porte. Le camion stoppa derrière elle et les soldats sautèrent sur le trottoir.
– Inutile de monter avec nous, dit von Schlain à Christian. Ça ne pourrait que rendre les choses plus désagréables encore. Indiquez-moi simplement l’étage et la porte, et ce sera fait en un tournemain.
– Dernier étage, dit Christian. Première porte à droite en montant.
– Bien, dit von Schlain.
Il parlait avec un dédain seigneurial, comme s’il sentait que l’Armée n’utilisait pas ses talents à leur juste valeur, et désirait immédiatement le faire comprendre. Il fit signe aux quatre soldats qui venaient de sauter du camion et poussa à fond le bouton de la sonnette.
Adossé à la voiture dans laquelle il était
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