Le Bal Des Maudits - T 2
Ma mère en est presque morte de chagrin.
– Je comprends, dit gentiment Krenek. Ç’a dû être une déception pour tout le monde.
Michael sourit cruellement et se retourna pour voir si Krenek se payait la tête du jeune homme de Harvard. Krenek était un mitrailleur de la 1 ère division, qui avait été blessé une première fois, en Sicile, une seconde fois lors du débarquement sur les plages normandes, et attendait ici sa troisième affectation. Mais le garçon frêle et brun des bas-fonds de Chicago était sincèrement navré pour le jeune seigneur de Boston.
– Bah ! dit Michael, la guerre sera peut-être finie demain matin.
– Tu as des tuyaux particuliers ? s’informa Krenek.
– Non, dit Michael. Mais, dans le Stars and Stripes, ils disent que les Russes avancent de quatre-vingts kilomètres par jour…
– Oh, les Russes !…
Krenek secoua la tête.
– Je préfère ne pas trop compter sur les Russes pour gagner la guerre à notre place. Il faudra encore la 1 ère division pour entrer à Berlin et porter le coup final.
– Tu essaies de te faire renvoyer dans la1 ère division ? demanda Michael.
– Bon Dieu ! non, dit Krenek en levant les yeux du fusil qu’il était en train de nettoyer. Je veux sortir vivant de cette guerre. La 1 ère division est trop bonne, et tout le monde le sait. Elle est trop célèbre. C’est l’inconvénient de la publicité. Dès qu’il y a une colline à prendre, un sale coin à occuper, une attaque à me ner, ils font appel à la vieille division rouge. Autant te flanquer directement une balle entre les deux yeux que de rejoindre la 1 ère division. Je veux être envoyé dans une petite division médiocre, dont personne n’a jamais entendu parler et qui n’a pris aucune ville depuis Pearl Harbor. Dans la i re division, le mieux que tu puisses espérer, c’est une bonne blessure. J’ai eu deux « Purple Hearts » et, chaque fois, tous les gars du peloton m’ont félicité. Ils donnent toujours les meilleurs généraux à la 1 ère division. Toujours la bagarre, toujours sur la brèche, des hommes qui n’ont peur de rien, et c’est midi sonné pour le pauvre type de simple soldat. J’ai eu la veine de m’en tirer par deux fois ; maintenant, je laisse la gloire aux autres.
Il se pencha assidûment sur les pièces huilées de son fusil.
– Comment ça se passe ? demanda nerveusement Speer.
C’était un joli blond avec des cheveux ondulés et de grands yeux bleus, et l’on imaginait aisément, derrière lui, toute une équipe de gouvernantes et de vieilles tantes et de parentes éloignées qui devaient venir le chercher tous les dimanches après-midi pour l’emmener entendre Koussevitsky.
– Comment ça se passe, dans l’infanterie, chantonna Krenek. Ils te font marcher, marcher, marcher…,
– Non, sérieusement ? dit Speer. Qu’est-ce qu’ils font ? Est-ce qu’ils t’emmènent directement au casse-pipes ?
– Si tu veux dire : est-ce qu’ils le font graduellement, répondit Krenek, eh bien, non, ils le font pas graduellement. Du moins, pas dans la vieille division rouge.
– Et toi ? dit Speer à Michael. Dans quelle division étais-tu ? Michael gagna sa couchette et s’assit lourdement.
– Je n’étais dans aucune division, dit-il. J’étais dans les Affaires civiles.
– Les Affaires civiles ! s’exclama Krenek, surpris. Comment diable as-tu récolté un « Purple Heart » dans les Affaires civiles ?
– Je me suis fait casser la jambe gauche à Paris, dit Michael, par un chauffeur de taxi français,
– Tu n’aurais jamais été décoré pour un truc comme ça, dans la 1 ère division, dit fièrement Krenek.
– J’étais dans une salle avec vingt autres types amochés, expliqua Michael, et puis un colonel est entré, un beau jour, et s’est mis à décorer tout le monde.
– Cinq points vers la montée en grade, dit Krenek. Un jour, tu seras rudement content d’avoir eu la patte cassée.
– Seigneur, gémit Speer, quel système de classification ! Ils versent dans l’infanterie un homme avec une jambe cassée.
– Elle n’est plus cassée, dit doucement Michael. Elle fonctionne. Encore imparfaitement ressoudée, selon les docteurs, mais garantie tous terrains, surtout par temps sec.
– Même dans ces conditions, insista Speer, pourquoi n’es-tu pas retourné dans ton ancienne unité ?
– Jusqu’au grade de sergent, chantonna Krenek, ils
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