Le Bal Des Maudits - T 2
les restrictions, dit Mabel Kasper en se versant un grand verre de Champagne, dont elle but la moitié d’un seul trait. Les Allemands ont réquisitionné mon appartement, et ils ne m’ont donné que quinze jours pour déménager. Heureusement, j’en ai trouvé un autre, celui d’un couple juif. Le mari est mort, à présent, mais figurez-vous qu’aujourd’hui, le deuxième jour de la Libération, la femme a eu le front de venir me le réclamer ! Et il n’y avait pas un meuble dedans lorsque j’ai emménagé. Vous pensez que j’ai eu soin de faire faire des constats ; je savais que quelque chose de ce genre se produirait tôt ou tard. J’en ai déjà parlé au colonel Harvey, de notre armée, et il m’a rassurée. Vous connaissez le colonel Harvey ?
– J’ai bien peur que non, dit Ahearn.
– De mauvais jours nous attendent, en France.
Mabel Kasper but d’un trait la seconde moitié de son Champagne.
– La canaille occupe le haut de l’échelle. Des va-nu-pieds qui se promènent en brandissant fièrement leurs fusils…
– Voulez-vous parlez des F. F. I. ? questionna Michael.
– Je veux parler des F. F. I., dit Mabel Kasper.
– Mais ils ont combattu dans le maquis, protesta Michael, se demandant où cette femme voulait en venir.
– Le maquis ! – Mabel Kasper émit un petit ricanement distingué. – Je suis fatiguée du maquis. Tous les fainéants, les agitateurs, les bons-à-rien qui n’avaient pas de familles à nourrir, pas d’emplois réguliers, rien à perdre. Les gens respectables étaient trop occupés, et nous allons le payer à présent, à moins que vous ne nous aidiez.
Elle se versa un autre verre de Champagne et se pencha vers Michael.
– Vous nous avez libérés des Allemands. Vous devez nous libérer des Français et des Russes.
Elle vida son verre, se leva.
– À bon entendeur, salut ! dit-elle gravement.
Michael la regarda s’éloigner entre les tables, dans sa simple robe élégante.
– Seigneur ! dit-il doucement. Et elle est de Shenectady.
– Comme je vous le disais, déclara sobrement Ahearn, toute guerre renferme une foule d’éléments contradictoires.
– Quelle est la situation ? demanda le premier correspondant.
– Mon aile gauche a été contournée, dit le second correspondant. Mon aile droite est complètement débordée, et mon centre a été contraint au repli. Il faut que j’attaque.
– Vous êtes relevé, dit le premier correspondant.
– Après la guerre, disait le beau correspondant britannique, j’achèterai une maison en dehors de Biarritz. Je ne peux pas supporter la cuisine anglaise. Lorsque je serai obligé d’aller à Londres, je voyagerai en avion, avec un panier de pique-nique, et je mangerai dans ma chambre d’hôtel…
– Ce vin, dit à l ’autre bout de la table un officier des Relations publiques, ce vin me paraît bien jeune.
Michael entendit Pavone haranguer, près de lui, deux jeunes officiers d’infanterie américains en permission irrégulière.
– S’il reste encore quelque espoir en l’avenir, disait Pavone, c’est en France qu’il se réalisera. Les Américains ne doivent pas se contenter de combattre pour la France. Ils doivent la comprendre, la stabiliser, être très patients avec elle. Ce n’est pas facile, parce que les Français sont les gens les plus ennuyeux de la terre. Ils sont ennuyeux parce qu’ils sont chauvins, méprisants, raisonnables, indépendants et grands. Si j’étais le président des États-Unis, j’enverrais tous les jeunes Américains des deux sexes passer deux ans en France, au lieu de les passer à l’Université. Les garçons apprendraient tout ce qu’il faut savoir sur l ’art et la nourriture, les filles s’y instruiraient sur les questions sexuelles, et, dans cinquante ans, nous aurions l’Utopie sur les rives du Mississipi…
La jeune femme à la robe fleurie, qui n’avait pas cessé d’observer attentivement Michael, parvint à intercepter son regard et lui dédia un sourire charmeur.
– Aucune littérature n’a jamais tenu compte de l’élément irrationnel de toute guerre, reprit Ahearn. Laissez-moi vous citer une fois de plus le colonel de Stendhal…
– Qu ’a fait le colonel de Stendhal ? s ’informa rêveusement Michael, en se laissant doucement glisser dans le brouillard du Champagne, de la fumée, du parfum, des bougies, de la sensualité universelle.
– Ses hommes étaient démoralisés,
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