Le Bal Des Maudits - T 2
des épaules de Pavone, le regard nostalgique et triste au cœur de cette grande nuit fugitive de bonheur et d’espoir. Ce n’est qu’un au revoir, mes frères. Ce n’est qu’un au revoir… »
La jeune femme embrassa Michael avec une ardeur décuplée. Michael ferma les yeux et se laissa bercer par les oscillations de la foule, les bras joints autour du cadeau encore anonyme de la ville libérée…
Un quart d’heure plus tard, tandis que Michael, fusil sur l’épaule, la jeune femme à la robe fleurie, Pavone et sa compagne oxygénée marchaient lentement sur les Champs-Élysées, dans la direction de l’Arc de Triomphe, non loin duquel habitait la future maîtresse de Michael, les Allemands vinrent bombarder la ville. Michael et Pavone décidèrent d’attendre la fin du raid, assis sur le pare-chocs d’un camion en station, sous la protection morale des feuillages qui bruissaient au-dessus de leurs têtes.
Deux minutes plus tard, Pavone était mort, et Michael gisait sur le pavé odorant, pleinement conscient, mais curieusement incapable de remuer les jambes.
Très loin résonnèrent des voix. Michael se demanda ce qu’était devenue la jeune femme à la robe fleurie et tenta de comprendre ce qui était arrivé, puisque toute la canonnade avait paru se dérouler sur l’autre rive et qu’il n’avait pas entendu de bombes tomber.
Puis il se souvint de la forme noire soudain surgie dans l’obscurité du carrefour. Un accident de la circulation ! Il ricana intérieurement. Attention aux chauffeurs français ! Tous ses amis qui étaient venus en France le lui avaient recommandé.
Il était incapable de remuer les jambes, et la lumière de la torche électrique rendait étrangement pâle le visage de Pavone, comme s’il avait toujours été mort…
– Hé, regarde ça, dit une voix américaine. C’est un Américain, et il est mort. Hé, regarde, c’est un colonel. Tu te rends compte ? On dirait un G. I.
Michael voulut dire quelque chose de très clair, au sujet du colonel Pavone, son ami, mais les mots ne sortirent jamais de sa pensée. Lorsqu’ils le ramassèrent – ils le firent très gentiment étant donné le désordre et l’obscurité, et les femmes qui pleuraient – Michael sombra, d’un seul coup, dans l’inconscience.
33
AU centre d’une vaste plaine détrempée, dans les environs de Paris, le dépôt de reclassement était un ensemble hétéroclite de tentes américaines et de vieilles baraques allemandes ornées de peintures hautes en couleur, représentant, sous les aigles et les croix gammées, de jeunes athlètes allemands en pleine action, des vieillards buvant de la bière dans des chopes et des filles de ferme aux jambes nues, massives comme des percherons. Beaucoup d’Américains avaient laissé sur les murs trace de leur passage, et des légendes telles que « sergent Joe Zachary, Kansas City, Missouri » et « Meyer Greenberg, soldat de première classe, Brooklyn, U. S. A. » étaient partout en évidence.
En attendant au camp d’être renvoyés dans les divisions compenser les pertes subies, les hommes erraient dans la boue de novembre d’une manière paisible et renfermée, qui était très différente, pensa Michael, des habitudes communicatives et bruyamment rechignardes de tous les soldats américains qu’il lui ait été donné de connaître. « Ce camp, pensa Michael, en regardant, de l’entrée de sa tente, les hommes qui se mouvaient sans but dans l’obscurité saturée de crachin, ce camp n’est pas réellement humain. La seule chose à laquelle il puisse être comparé est l’ensemble des entrepôts de Chicago, où, vaguement conscientes de leur mort prochaine, les bêtes enfermées dans les étables reniflent l’odeur de l’abattoir qui les attend. »
– L’infanterie ! disait amèrement le jeune Speer, à l’intérieur de la tente. Ils m’ont envoyé deux ans à Harvard, d’où j’étais supposé ressortir officier, et, quand je suis ressorti, ils avaient changé d’avis ! Simple soldat dans l’infanterie, voilà ce que je suis, après deux ans de Harvard ! Quelle armée !
– C’est moche, approuva Krenek, de la couchette voisine. Ça ne fait aucun doute, il y a une pagaille terrible dans cette armée. Tout dépend des gens que tu connais.
– Je connais des tas de gens, coupa sèchement Speer. Comment crois-tu que je sois entré à Harvard ? Mais ils n’ont pas pu empêcher mon transfert.
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