Le Bal Des Maudits - T 2
tout leur paquetage sur le dos, en expiation de quelques verres de bière bus à Trenton, en dehors des limites. La lutte continuelle de l’armée, les risques obstinément courus par les animaux en cage pour un jour, une heure de liberté, un verre de bière, une fille, et les dures sanctions infligées en retour.
– L’armée est très indulgente, ici, dit le sergent. On ne passe pas au conseil de guerre pour avoir sauté le mur, comme aux États-Unis. Rien n’est mentionné sur votre livret militaire. Rien ne vous empêche d’être honorablement démobilisés… si vous vivez assez longtemps. Ici, nous nous contentons de vous mettre la main dessus, nous consultons les demandes de remplacement et nous disons : « Tiens, tiens. La 29 e division a subi de grosses pertes, ce mois-ci », et je vous y fais personnellement affecter.
– Et dire que ce salaud-là est un Péruvien, chuchota une voix derrière Michael. J’ai entendu parler de lui. C’est un Péruvien, et c’est lui qui nous parle comme ça !
Intéressé Michael regarda le sergent. Il était très brun et avait effectivement l’allure d’un étranger. C’était la première fois que Michael voyait un Péruvien ; et l’idée l’amusa un instant de s’entendre haranguer sous la pluie française par un sergent péruvien qui, avant la guerre, avait été boy de revue. « Les voies de la démocratie sont insondables », pensa-t-il avec un sinistre humour…
– Il y a longtemps que je m’occupe des troupes de remplacement, continuait le sergent. Cinquante ou soixante, peut-être soixante-dix mille G. I. sont passés entre mes mains, dans ce camp, et je sais ce que vous pensez. Vous avez lu les journaux et vous avez écouté les discours, où tout le monde parle de « nos braves combattants, les héros en kaki », et vous vous dites que, puisque vous êtes des héros, vous pouvez fort bien sauter le mur, aller vous saouler à Paris, vous faire racoler, pour cinq cents francs, par une putain française devant le Club de la Croix-Rouge. Je vais vous dire quelque chose, les enfants. Oubliez ce que vous avez lu dans les journaux. C’est pour les civils. Pas pour vous. C’est pour les types qui se font quatre dollars de l’heure dans les usines d’aviation, pour les types de la défense passive, qui attendent la fin de leur tour de veille avec une bouteille sous la main, et la fidèle épouse d’un poilu sous l’autre. Vous n’êtes pas des héros, les enfants. Vous êtes des laissés-pour-compte. Des laissés-pour-compte. Voilà ce que vous êtes. Vous êtes des types dont personne n’a voulu. Vous êtes ces types qui ne savent pas taper à la machine, ni réparer une radio, ni totaliser une colonne de chiffres. Vous êtes les types dont personne n’a voulu dans les bureaux, et que personne n’a pu utiliser aux États-Unis. Vous êtes les bouche-trous de l’armée, et, moi, je suis le gars qui sait ce que vous êtes. Je ne lis pas les journaux. Mais je sais que tout le monde, à Washington et ailleurs, se fout que vous reveniez ou que vous ne reveniez pas. Vous êtes des reclassés, des troupes de remplacement. Et il n’y a rien de plus bas, dans l’armée, que l’échelon des reclassés. Tous les jours, on en enterre un millier, comme vous, et les types comme moi consultent leurs listes et en envoient un autre millier. Voilà comment ça se passe ici, les enfants, et je vous le dis pour votre bien, pour que vous connaissiez votre position. Il y a beaucoup de nouveaux ici, ce soir, qui n’ont peut-être pas encore digéré la bière du P. X. de Kilmer. Alors, ne vous excitez pas sur la proximité de Paris, les enfants. Retournez dans vos tentes, et nettoyez vos armes, et écrivez vos dernières instructions à vos parents. Pour Paris, vous repasserez en 1950. Ce ne sera peut-être plus « hors-limites » pour les G. I., d’ici là.
Rigides et silencieux, les hommes ne bronchaient pas. Le sergent s’arrêta, sourit, les joues plissées de plaisir, sous son képi de garnison recouvert de cellophane imperméable, comme celui d’un officier.
– Merci de m’avoir écouté, les enfants, dit le sergent. À présent, nous savons à quoi nous en tenir… Rompez !
Le sergent s’éloigna d’un pas sautillant, et les hommes rompirent les rangs.
– Je vais écrire à ma mère, dit Speer, furieux. Elle connaît le sénateur du Massachusetts.
– Bien sûr, dit poliment Michael. Rien ne t’empêche
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