Le Bal Des Maudits - T 2
ne s’esquintent pas à te renvoyer dans ton ancienne unité. Jusqu’au grade de sergent, tu n’es qu’une pièce interchangeable.
– Merci, Krenek, dit Michael. C’est-ce qu’on a dit de plus aimable à mon sujet depuis des mois.
– Quel est le numéro de ta spécialité, dans l’armée ? demanda Krenek.
– 745, dit Michael.
– 745. Homme de troupe. Ça, c’est une spécialité. Une pièce interchangeable. Nous sommes tous des pièces interchangeables.
Michael vit se crisper nerveusement les lèvres finement modelées de Speer. Il déplaisait évidemment à Speer d’être considéré comme une pièce interchangeable. Cela n’entrait nullement dans le cadre des années roses passées parmi les gouvernantes et dans les classes de Harvard.
– Il doit y avoir des divisions dans lesquelles il vaut mieux être reclassé que dans d’autres, persista-t-il, cherchant toujours une porte de sortie.
– On peut être tué, dit sagement Krenek, dans toutes les divisions de l’armée américaine.
– Je veux dire, précisa Speer, une division où ils te donnent le temps de t’accoutumer, avant de te coller en ligne.
– Papuga !
Speer se tourna vers le quatrième occupant de la tente qui, allongé sur sa couchette, les yeux ouverts, regardait sans les voir les motifs de crasse du plafond de toile.
– Papuga, dans quelle division étais-tu ?
Papuga ne tourna pas la tête. Ses yeux vides ne quittèrent pas le plafond.
– J’étais dans la D. C. A., dit-il d’une voix monocorde.
Papuga était un gros homme d’environ trente-cinq ans, au visage affaissé marqué de petite vérole. Il passait ses journées allongé sur sa couchette, et Michael avait remarqué qu’il boudait fréquemment les repas. Tous les vêtements de Papuga portaient des marques de galons arrachés. Il ne prenait jamais part aux conversations, et, avec ses journées de méditations morbides, son habitude de ne pas manger, et sur ses manches les signes de sa dégradation, Papuga était un mystère pour les autres hommes.
– La D. C. A., commenta judicieusement Krenek. Ça, c’est une bonne planque.
– Et qu’est-ce que tu fais ici ? s’informa Speer.
Visiblement, il cherchait des motifs de consolation,
et, dans cette plaine de novembre, avec l’odeur de l’abattoir imprégnant ses narines, il cherchait à les puiser dans l’expérience des vétérans qui l’entouraient.
– Pourquoi n’es-tu pas resté dans la D. C. A. ?
– Un jour, dit Papuga sans regarder Speer, j’ai abattu trois P. 47.
Le silence s’appesantit à l’intérieur de la tente. Michael souhaita, ardemment, que Papuga n’en dise pas davantage.
– J’étais sur une pièce de 40 millimètres, reprit
Papuga au bout de quelques secondes, d’une voix dépourvue de toute intonation. Il faisait presque nuit, et les Allemands avaient pris l’habitude de venir nous mitrailler tous les soirs, à cette heure-là. Je n’avais pas eu de permission de la nuit depuis deux mois, je n’ai jamais en un bon sommeil, de toute manière, et je venais de recevoir une lettre de ma femme me disant qu’elle allait avoir un bébé, alors que je n’étais pas allé chez moi depuis deux ans…
Michael ferma les yeux, espérant que Papuga s’arrêterait là. Mais il y avait trop longtemps que Papuga se taisait. Ce soir, il fallait que ça sorte. Les questions de Speer avaient brisé sa coquille de silence. À présent qu’il avait commencé à raconter son histoire, personne ne pourrait l’empêcher de la raconter jusqu’au bout.
– Je n’étais pas en forme, dit Papuga, et un de mes copains m’avait donné une demi-bouteille de marc, pour me remonter. C’est un alcool français que préparent les fermiers ; on dirait de l’alcool pur ; ça vous racle la gorge, et ça vous brûle tout l’intérieur. J’avais tout bu, à moi tout seul, et quand les avions se sont mis à nous survoler, et que quelqu’un a crié, derrière moi, j’ai dû perdre la tête. Il faisait presque nuit, vous comprenez, et les Allemands avaient pris l’habitude de… – il s’arrêta, passa lentement sa main sur ses yeux – je me suis mis à tirer… Je suis un bon canonnier… Et les autres se sont mis à tirer, aussi. Et je vais vous dire quelque chose, le troisième, j’ai vu ses couleurs, sous les ailes, et l’étoile, mais je n’ai pas pu m’arrêter. Il volait en rase-mottes, juste au-dessus de moi, pour atterrir, mais je
Weitere Kostenlose Bücher