Le Bal Des Maudits - T 2
étouffé et lointain, le bruit maritime de la Jeep.
– Ah ! dit Green, je n’aurais pas dû le laisser partir. À quoi cela rime-t-il de permettre à un soldat d’aller voir mourir son meilleur ami ?
Il ferma la porte, regagna sa place. Le téléphone sonna. Il le décrocha d’un geste languide. Michael entendit la voix impérieuse du bataillon.
– Non, mon colonel, dit Green, paraissant soudain sur le point de s’endormir. Aucune activité d’armes de petit calibre depuis sept heures. Je vous tiendrai au courant.
Il raccrocha le récepteur, s’assit et contempla la fumée de sa cigarette, qui planait en nuages sur le paysage graphique de la carte.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Noah revint. La journée avait été calme, sans sorties de patrouilles. Les obus se croisaient au-dessus de la ferme, mais ils ne paraissaient pas avoir le moindre rapport avec les hommes de la compagnie C qui entraient occasionnellement dans le P. C. du capitaine Green. Michael avait somnolé tout l’après-midi dans un coin, en réfléchissant vaguement à ce nouvel aspect de la guerre, relâché et languide, si différent des batailles constantes de Normandie et de la charge irrésistible, une fois réalisée la percée du front. C’était l’adagio, après le vivace, tandis que d’autres instruments reprenaient en sourdine la même mélodie. Les problèmes essentiels, constata-t-il, semblaient être actuellement d’assurer aux hommes un minimum vital de chaleur de propreté et de nourriture, et l’un des grands soucis du capitaine Green était l’incidence croissante des cas de pieds gelés parmi les hommes placés sous son commandement.
Michael se souvint avec étonnement des mouvements énormes d’hommes et de véhicules qu’il avait observés sur la route du front, tous ces milliers d’hommes, tous ces officiers affairés, toutes ces Jeeps, et tous ces wagons de chemin de fer circulant en tous sens dans le seul but de maintenir ces quelques soldats ensommeillés et lents solidement enracinés sur cette portion de ligne oubliée. Partout ailleurs, dans l’armée, réalisa Michael en repensant aux quarante reclassés demandés par Green, il y avait toujours eu trois ou quatre hommes pour un même emploi ; dans les bureaux, dans les hôpitaux, dans les convois, dans les magasins d’habillement, dans les sections du Spécial Service. Mais ici, devant l’ennemi, le personnel était plutôt rare. Mais ici, dans l’automne pluvieux, parmi les tranchées détrempées, l’armée paraissait représenter une pauvre nation décimée de malades et de mendiants. Un tiers de la nation, avait dit le président, autrefois, est encore mal logé, mal nourri… L’armée présente sur le front avait dû être prélevée dans ce tiers déshérité.
Michael entendit revenir la Jeep. Les fenêtres et la porte étaient garnies de couvertures, pour que les lumières ne fussent pas visibles de l’extérieur. La porte s’ouvrit. Berenson et Noah entrèrent. La couverture retomba derrière eux, et Noah referma la porte. Visiblement épuisé, il s’appuya contre le mur. Green leva les yeux vers lui.
– Alors ? demanda doucement le capitaine. Vous l’avez vu, Noah ?
– Je l’ai vu.
La voix de Noah était rauque, haletante.
– Où était-il ?
– À l’hôpital provisoire.
– Vont-ils le renvoyer à l’arrière ? demanda Green.
– Non, mon capitaine, dit Noah. Ils ne vont pas le renvoyer à l’arrière.
Berenson se réfugia dans un coin de la pièce, sortit une ration K de son sac, déchira la boîte de carton et développa les biscuits, qui, bientôt, craquèrent bruyamment sous ses dents.
– Est-ce qu’il vit toujours ? demanda Green en hésitant.
– Oui, mon capitaine, dit Noah. Il vit toujours.
Voyant que Noah n’avait aucune envie de parler davantage, Green soupira.
– O. K., dit-il. Ne vous en faites pas. Je vous enverrai avec Whitacre au deuxième peloton, demain matin. Prenez une bonne nuit de repos.
– Merci, mon capitaine, dit Noah. Merci pour la Jeep.
– Oui, dit Green.
Il se pencha sur le rapport qu’il était en train de lire.
Noah regarda autour de lui. Brusquement, il tourna les talons, gagna la porte et sortit. Michael se leva. Noah ne l’avait même pas regardé depuis son retour. Michael suivit Noah dans la nuit pluvieuse et noire. Il sentait plutôt qu’il ne voyait Noah, près de lui, contre le mur de la ferme, dans les
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